L’approche comparative dans l’analyse théorique des aspects stratégiques et tactiques d’un conflit est un outil légitime à la disposition du politologue et de l’historien, à la condition de garder à l’esprit que « comparaison n’est pas raison » et de rester critique à l’égard de sa propre analyse, autant qu’à celle des confrères.
Ceci nous met à l’aise pour qualifier d’emblée les commentaires comparant Poutine 2014 au Führer de 1938-39 (où va-t-il s’arrêter?) d’inappropriés, fantaisistes et grotesques. Cette analyse à courte vue ne tient pas compte d’un contexte géo-politico-stratégique profondément différent. En 1938 la démarche hitlérienne se situe dans le cadre d’un plan idéologico-militaire de conquête planifiée d’un pouvoir mondial, dont certaines étapes nécessitent d’endormir la méfiance de grandes Puissances follement éprises de paix même au prix du déshonneur !
Rien de tel dans la démarche russe actuelle dont les deux grands axes sont:
1°) La stabilisation et la sécurité des frontières de la Russie avec ses voisins proches, tout en se posant en protecteur des minorités russes en Ukraine et de la majorité russe de Crimée par le retour de celle-ci dans l’espace historique russe. La Russie agit ici en puissance régionale dans le monde slave.
2°) Une action géostratégique classique à plus longue portée dans l’espace et dans le temps qui préserve la maîtrise de la voie maritime Crimée-Bosphore-Méditerranée et garantit la présence diplomatique et navale de la Russie au cœur des deux crises majeures de la Syrie et de l’Iran, et plus largement dans l’arc de crise du Grand Moyen-Orient. Confrontée aux États-Unis et à l’UE, la Russie agit ici en puissance mondiale au risque de créer une nouvelle bipolarité. Et de nouvelles tensions.Puissance impériale la Russie ? Oui, toute la symbolique tsariste à travers l’héraldique et la réhabilitation du Staline héros de la Grande Guerre Patriotique en témoignent, ainsi que l’intense et efficace diplomatie de la Fédération.
Puissance impérialiste, non, car elle ne manifeste aucune prétention territoriale en dehors de sa sphère d’influence qui soit dirigée vers l’Europe de l’Est ou centrale, mais s’inquiète de l’extension militaire de l’Occident (GI’s, Awacs, missiles, aviation tactique, CIA) des Pays baltes à la Mer Noire réveillant les vieilles peurs de l’encerclement avivées par ce nouveau « containment ».
A Kiev, le pouvoir est occupé par une junte parlementaire hétérogène issue de la rue qui s’est donnée un exécutif auto-proclamé allant de libéraux démocrates à des groupes armés radicaux mal identifiés campant toujours sur la Place Maidan, mêlant nostalgiques du communisme et du national-socialisme ukrainien, voire mafieux, dont le seul point commun est l’aversion des russophones. Dans le but d’éviter l’effondrement total, les puissances occidentales ont choisi de traiter politiquement et financièrement avec ce gouvernement dans l’espoir que les élections du 25 mai produisent un pouvoir légitime et stable. On peut d’ailleurs douter de la tenue de celles-ci, alors que Kiev se lance dans une tentative brouillonne mal préparée et sans soutien logistique de reconquête à l’Est, dans laquelle les unités ukrainiennes mal commandées sont peu enclines à la résistance à outrance.
La Russie quant à elle poursuit son soutien aux partis et forces pro-russes en utilisant des milices armées (commandos et blindés de son armée sans insignes) pour mener une guérilla qui rappelle les guerres de libération nationale, et notamment l’action des partisans de la Grande Guerre Patriotique et qui, comme eux, évoluent parmi les populations comme « un poisson dans l’eau ». Les deux camps ont recours au mêmes techniques léninistes-trotzkistes de diabolisation de l’adversaire qualifié à Kiev de « terroristes » et à Moscou ou à Donetsk de « fascistes ».
Le référendum du 11 mai sur « l’autonomie » de la région du Dombass – bassin industriel où de nombreux chefs d’entreprise sont russes pour des raisons historiques - débouche sur une République du Donetz proclamée dans des conditions confuses. Aussi V. Poutin, prudent, se borne t-il à en prendre acte en disant qu’il respecte « la volonté populaire ». On atteint peut-être là le point d’avancée maximum de la Russie dans la crise ukrainienne. Les autorités russes ne peuvent manquer d’être attentives aux conséquences financières et économiques des sanctions. Les sorties de capitaux, selon M. Draghi atteignent 220 milliards de dollars, bien au-delà des 57 milliards admis par la Banque Centrale de Russie, alors que les retards de paiement du gaz par l’Ukraine s’accumulent, la Russie menaçant d’interrompre les livraisons le 3 juin (pression sur les élections du 25 mai ?).
Si la chute du rouble devait se poursuivre, les grandes banques françaises et allemandes se trouveraient exposées à la dette russe et la Russie tentée de se replier sur une zone rouble et un contrôle des changes.
Le danger de rupture des contrats gaziers par l’Europe a conduit à la signature par V.Poutine d’un accord de livraison de 400 milliards de dollars à la Chine, État solvable, inaugurant ainsi une nouvelle ère des relations sino-russes à haute signification géopolitique.
L’UE par le traitement brouillon de la crise, s’est mise hors du jeu diplomatique en Eurasie à un point tel que le Président Obama au mépris de toute souveraineté lui enjoint d’inverser les flux et de commander du gaz de schiste aux États-Unis et de s’aligner politiquement sur ceux-ci à travers l’OTAN. Les Européens se sont soumis sans discuter , faute d’avoir une vision géostratégique propre aux intérêts d’une vraie puissance européenne dont l’avenir est en Eurasie. L’ex-chancelier Schmidt a eu raison de pointer le danger de laisser la diplomatie de l’UE aux mains de la technocratie communautaire.
On ne peut donc qu’être inquiet quant à l’issue de la négociation du partenariat transatlantique qui va requérir de l’UE vigilance et fermeté, pour éviter la perte de toute indépendance en matière de commerce et d’investissements à travers des organes transatlantiques de règlements et d’arbitrage sans légitimité politique et démocratique qui ouvriraient la voie à d’autres abandons de souveraineté plus politiques, jusqu’à la renonciation au projet d’une Europe puissance politique intégrée et globale. Il y a les (euro) atlantistes inconditionnels, les eurosceptiques ou euro-pessimistes, les souverainistes. Il faudra aux lendemains du 25 mai que se lèvent les euro-veilleurs attentifs aux intérêts de l’Europe.
Sinon la crise ukrainienne n'aura été alors que le début d'un déclin doré que seul peuvent encore enrayer la lucidité, le courage et la volonté.