Texte d'introduction
« Deuxième Atelier Stratégique »
présenté à l'École Militaire de Paris le 14 octobre 2014
en partenariat avec
la Revue Défense Nationale et l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
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EXTRAITS PRONONCES
(LA VERSION INTEGRALE SUIT A LA FIN DU TEXTE)
1. La sécurité et les nouveaux paradigmes structurants
La sécurité est indéniablement le principe ordonnateur central de tout système international et sa remise en cause engendre une crise du système. En ce sens, l'architecture européenne de sécurité issue du Traité de Paris de novembre 1990, portant règlement de la réunification allemande et de la réintégration du pays d'Europe Centrale et Orientale, entre en crise en novembre 2013 sur la place Maïdan. Cette crise, initialement nationale et locale, entraîne une crise générale du système en ses éléments constitutifs essentiels (morphologie, hiérarchie, distribution de la puissance, stabilité et équilibres). Le but du Traité de Paris était d'assurer la stabilité sur le Continent, à l'issue de la longue guerre du XXème siècle débutée en 1914, qui a opposé les régimes parlementaires de l'Ouest au pangermanisme des Empires Centraux, puis aux fascismes et aux communismes.
Ainsi, un des rares moments de réconciliation et de consensus de l'histoire européenne qui avait suivi à la dissolution de l'Union Soviétique en 1991, s'achève sur l'ouverture d'une énième crise continentale – la crise ukrainienne -, qui, dans l'univers inter-étatique, est en même temps une crise de pouvoir, une crise d'équilibre et une crise de légitimité, une crise en somme qui fragilise le linkage entre le cadre régional (le contexte ukrainien) et le cadre général (les relations euro-russes et russo-atlantiques). Depuis 1991, un mélange inconciliable d'intérêts et de valeurs a engendré en Europe et dans le monde des dynamiques conflictuelles difficiles à maîtriser et celles-ci ont imposé une relecture du système international issu de la fin de la bipolarité.
Cette relecture a mis en valeur le caractère normatif des nouveaux paradigmes structurants :
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L’Eurasie à la place de l'Europe
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L'anarchie au lieu de l'intégration.
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La définition des « intérêts vitaux » à la place d'une idéologisation des valeurs (la démocratie et les droits de l'homme)
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L'absence de leadership européen (et conjointement américain) et la transition au sein de l'UE d'une logique de négociation permanente entre États-membres à une phase d'équilibres (de compensation et) de compétition.
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De surcroît, le délitement des alliances et des unions permanentes et principalement de l'Alliance atlantique et de l'Union Européenne
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Au plan systémique, la redistribution mondiale de la puissance (devenue relative) et l'organisation tendanciellement multi-polaire de la scène internationale.
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Enfin, le retour de la guerre en sa forme hybride et intelligente et la radicalisation de la violence
2. Changements de paradigmes et leurs répercussions géopolitiques et stratégiques
En revenant aux répercussions des changements des paradigmes du système international et en particulier au premier, « l'Eurasie à la place de l'Europe », son adoption engendre deux répercussions et donc deux stratégies de nature identitaire poussant à la distinction entre les deux Occidents, l'Occident européen et l'Occident américain. Cette distinction suggère l'établissement d'une stratégie de rapprochement de l'Europe de l'Ouest avec la Russie et – parallèlement - une « Ostpolitik mondiale de l'UE » incluant l'Asie Centrale et le « Grand Moyen Orient ». A la base de ces lignes d'action se repèrent deux ordres de considérations :
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La première consiste à favoriser la réinsertion de la Russie dans l'ordre continental de sécurité car celle-ci a changé de statut depuis l'effondrement de l'URSS.
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La deuxième considération vise à faire de l'Europe une puissance d'équilibre et pas seulement de « status quo » sur la scène internationale et à assurer à l'Europe une profondeur de partenariat ou d'alliance stratégique autonome, par rapport au projet eurasiatique russe.
3. La dérégulation de trois ordres internationaux
Au plan général, les difficultés d'analyse de la période que nous vivons sont caractérisées par la dérégulation de trois ordres internationaux qui coexistent aujourd'hui :
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l'ordre de Westphalie (1648) [avec la prédominance des crises internes et des guerres insurrectionnelles comportant l'émergence de nouveaux acteurs infra-étatiques].
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de Yalta (1945) [par la sortie définitive de l'ordre bipolaire et des sphères d'influence rigides – mais qui ne sont pas souples non plus].
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de San Francisco (1947) [par les déceptions de la « sécurité collective » et les blocages du Conseil de Sécurité des Nations Unies dans la résolution des crises].
Aujourd'hui, le reflux de la vague de démocratisation globale et une géopolitique éclatée, aux rivalités régionales fortes (Syrie/Turquie, Irak, État Islamique, Inde/Pakistan, Iran/Arabie Saoudite, Corée du Nord/Corée du Sud, Chine/Japon...) imposent une feuille de route difficile pour la sauvegarde de la stabilité. Il suffit de penser aux rivalités ou crises entre Syrie et Turquie, entre État irakien et État Islamique, Inde et Pakistan, Iran et Arabie Saoudite, Corée du Nord et Corée du Sud, ou encore Chine et Japon. Cette amplification des préoccupations de stabilité acquiert une signification particulière en raison de la montée en puissance de trois continents (Asie, Afrique et Amérique latine) et du déplacement de l'axe de gravité du monde vers le Pacifique et l'Océan Indien, qui demeure le nouveau pivot des mers.
Depuis vingt ans, les élargissements de l’OTAN ont dissous la confiance, en Europe, entre la Russie et l’Alliance Atlantique. Pour Moscou, la logique de la double extension, de l’OTAN (par son soutien aux révolutions de couleur à l’instar de l’Ukraine et la Géorgie) et de l’Union européenne (avec le partenariat oriental), a remis en cause les intérêts de la Russie sur son environnement historique.
Avant d’aborder le thème des relations euro-atlantiques, une interrogation domine les rapports européens et euro-atlantiques quant à la question russe, et celle-ci peut être formulée de la manière suivante : « La Russie est-elle un rival ou un partenaire stratégique ? »
4. L'ennemi et le but historique de l'Occident
Suite à la crise ukrainienne, l'aspect principal de la nouvelle conjoncture politique Est-Ouest est la réapparition, dans les documents et dans les médias, de la figure de l' « ennemi » comme référence obsédante.
L’ennemi n’est pas toujours l’agresseur au sens de la logique juridique, pénale et criminelle du droit public international. L’ennemi est l’incarnation d’un danger ou d’un risque politique objectif, la source et le présupposé de l’agression, le perturbateur de demain. Cette conception du risque politique et du perturbateur de demain constitue le fondement de la campagne médiatique de l'Occident vis-à-vis de Poutine et pour un changement de régime, bien avant la crise ukrainienne.
Elle est présentée comme la cause de celle-ci, et plus encore comme « la raison » de la nouvelle « paix froide », de l'isolement de la Russie et de la rupture entre Europe et Moscou.
Les facteurs de tensions de la scène mondiale sont dictés par la profonde hétérogénéité éthique, philosophique, culturelle et historique entre les acteurs du système . C'est par le détour du système que nous sommes autorisés à parler des personnes nationales, les personnes majeures de la scène diplomatique constituées par les États-Unis, la Russie, la Chine, le Japon, l'Inde et l'Europe.
L’unité du système est assurée par son processus de transformation permanente qui est sa véritable « anima mundi », ou son histoire.
A la question essentielle visant à identifier l’unité analytique fondamentale des relations internationales à savoir si cette unité est l'acteur étatique ou le système, j'ai choisi comme critère d'intelligibilité le système.
Cette unité est paradigmatique car il s'agit du système planétaire de l'âge balistico-nucleaire, tendanciellement multipolaire et articulé en sous système régionaux.
SECURITE GLOBALE ET RETOURNEMENTS STRATEGIQUES
La Russie, l'Occident et la politique mondiale
I. Seminatore
Texte d'introduction
« Deuxième Atelier Stratégique »
présenté à l'École Militaire de Paris le 14 octobre 2014
en partenariat avec
la Revue Défense Nationale et l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
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VERSION INTEGRALE DU TEXTE
1. La sécurité et les nouveaux paradigmes structurants
La sécurité est indéniablement le principe ordonnateur central de tout système international et sa remise en cause induit une crise du système. En ce sens, l'architecture européenne de sécurité issue du Traité de Paris de novembre 1990, portant règlement de la réunification allemande et de la réintégration du pays d'Europe Centrale et Orientale, entre en crise en novembre 2013 sur la place Maïdan. Cette crise, initialement nationale et locale, entraîne une crise générale du système en ses éléments constitutifs essentiels (morphologie, hiérarchie, distribution de la puissance, stabilité et équilibres). Le but du Traité de Paris était d'assurer la stabilité sur le Continent, à l'issue de la longue guerre du XXème siècle débutée en 1914, qui a opposé les régimes parlementaires de l'Ouest au pangermanisme des Empires Centraux, puis aux fascismes et aux communismes.
Ainsi, un des rares moments de réconciliation et de consensus de l'histoire européenne qui avait suivi à la dissolution de l'Union Soviétique en 1991, s'achève sur l'ouverture d'une énième crise continentale, qui, dans l'univers inter-étatique, est en même temps une crise de pouvoir, une crise d'équilibre et une crise de légitimité, fragilisant le linkage entre le cadre régional (le contexte ukrainien) et le cadre général (les relations euro-russes et russo-atlantiques). Depuis 1991, un mélange inconciliable d'intérêts et de valeurs a engendré en Europe et dans le monde des dynamiques conflictuelles difficiles à maîtriser et celles-ci ont imposé une relecture du système international issu de la fin de la bipolarité.
Cette lecture a mis en valeur le caractère normatif des nouveaux paradigmes structurants :
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L’Eurasie à la place de l'Europe
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L'anarchie au lieu de l'intégration.
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La définition des « intérêts vitaux » à la place d'une idéologisation des valeurs (la démocratie et les droits de l'homme)
-
L'absence de leadership européenne (et conjointement américaine) et la transition au sein de l'UE d'une logique de négociation permanente entre États-membres à une phase d'équilibres de compensation et de compétition.
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Le délitement des alliances et des unions, permanentes et durables, et principalement de l'Alliance atlantique et de l'Union Européenne, la redistribution mondiale de la puissance (devenue relative) et l'organisation tendanciellement multi-polaire de la scène internationale.
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Le retour de la guerre en sa forme intelligente et la radicalisation de la violence
L'analyse attentive de ces fils conducteurs, associée à l'évaluation de la Balance of Power et de l'état général de la conjoncture, devrait pouvoir conduire à la posture diplomatique et militaire de l'Europe et influencer la valeurs et les composantes de la tétrade :
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dissuasion nucléaire
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retorsion conventionnelle
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interventions extérieures
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résilience territoriale
Ceci afin de faire en sorte que l'ensemble de la posture stratégique de l'Europe occidentale (UE, OTAN, États-membres) soit de nature dissuasive et proactive.
2. Les principes hérités de l'après-guerre froide
Avant de revenir au premier paradigme et de le développer en toutes ses conséquences, je voudrais rappeler schématiquement un certain nombre de principes hérités de l'après guerre-froide :
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L'importance de la solidarité collective dans la gouvernabilité du système
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Le caractère incontournable du principe de stabilité, qui devient de moins en moins consensuel.
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Une maîtrise du système qui ne comportera plus de leadership incontesté et qui préservera un engagement international intense et une logique de projection des forces.
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Une surveillance des États sur eux-mêmes et des opinions sur les États.
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La dévolution de la fonction d'équilibrateur du système à des alliances militaires conjoncturelles ou permanentes, face à l'impuissance de l'acteur universel.
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Pour terminer, le rôle de l’État ou de la souveraineté comme premier espace de la solidarité organisée et comme seule réponse pertinente aux besoins d'identité.
3. Changements de paradigmes et leurs répercussions géopolitiques et stratégiques
En revenant aux répercussions des changements des paradigmes du système international et en particulier au premier, « l'Eurasie à la place de l'Europe », son adoption engendre deux stratégies de nature identitaire et pousse à la distinction entre les deux Occidents, l'Occident européen et l'Occident américain. Cette distinction suggère l'établissement d'abord d'une stratégie de rapprochement de l'Europe de l'Ouest avec la Russie et ensuite (ou parallèlement) une « Ostpolitik mondiale de l'UE » incluant l'Asie Centrale et le « Grand Moyen Orient ». A la base de ces lignes d'action se repèrent deux ordres de considérations :
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interdépendance géopolitique, énergétique et de systèmes productifs
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conscience et expérience historique. Cette dernière prend deux formes :
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La première consiste à favoriser la réinsertion de la Russie dans l'ordre continental de sécurité car elle a changé de statut depuis l'effondrement de l'URSS.
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La deuxième se définit, du côté européen, par la conception d'une « Ostpolitik mondiale » de l'UE. Elle vise également à faire de l'Europe une puissance d'équilibre de la scène internationale et à assurer à l'Europe une profondeur stratégique, autonome et non contradictoire, par rapport au projet eurasiatique russe. Cette option peut revêtir la signification d'un « partenariat » vis-à-vis de l'Islamisme eurasien et sur les théâtres du Sud-Est méditerranéen et du Golfe. Ce titre il peut inclure une coopération du renseignement avec Israël.
L’Europe doit veiller à une recomposition de la géopolitique moyen-orientale sous l'égide des États-Unis et autour d'un axe Washington-Teheran-Ankara-Tel Aviv, si l'Iran abandonnait la théocratie actuelle. Le revers communautaire de ce rapprochement de la Russie à l'Europe de l'Ouest aurait pour signification d’influer sur le rééquilibrage de puissance franco-allemand au sein de l'UE en troquant une supériorité militaire française avec une supériorité économique allemande.
Politiquement et géographiquement, il s'agit d'inscrire un enjeu stratégique régional dans le cadre d'une équation stratégique globale, ce qui implique une sortie de l'Europe de sa continentalité et sa redéfinition de puissance maritime, océanique et spatiale, culturelle et cybernétique, conformément à la maritimisation de l'économie et à la liberté d'action comme expression géographique du Rimland mondial.
En sa signification eurasienne et mondiale, l'Ostpolitik européenne impliquerait la préservation du pluralisme géopolitique et pas seulement démocratique en Asie Centrale et viserait à garantir la souveraineté et l'indépendance des pays de la région faisant en sorte, selon les recommandations de Halford MacKinder, qu'aucune puissance ne puisse contrôler ni dominer le pivot géographique de l'Histoire.
En sa signification navale, l'Europe doit disposer d'une stratégie océanique reliant les trois grandes espaces ouverts de l'Atlantique, du Pacifique et de l’Arctique et d'un accès indépendant à l'exosphère pour les fonctions déterminantes pour la maîtrise des conflits, la surveillance et le renseignement.
Venons maintenant aux paradoxes et aux contresens des opinions et de la logique des décideurs. Un concept de sécurité ne peut être dégagé d’une conception harmonieuse des relations internationales ni d’une organisation mondiale de la coopération qui gomme les antagonismes, les hostilités et les conflits.
C'est pourquoi la définition d’un multilatéralisme institutionnalisé et basé presque uniquement sur les règles d'un marché mondialisé ou sur la simple communauté des affaires adopté par l'UE est en contradiction avec l'essence des relations internationales comme jeu d'indéterminismes multiples et de compétition permanente.
D'autre part, la relation d'asymétrie qui s'est instaurée dans cette période entre unités politiques de type étatique et forces irrégulières et sub-étatiques, met en cause la « réciprocité du risque » qui constitue le fondement de toute dissuasion.
4. La dérégulation de trois ordres internationaux
Du fait de l'asymétrie, le principe du calcul rationnel est brisé, ouvrant sur une ère d'incertitudes par la dérégulation de trois ordres internationaux qui coexistent aujourd'hui :
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de Westphalie (1648) [avec la prédominance des crises internes et des guerres insurrectionnelles comportant l'émergence de nouveaux acteurs infra-étatiques].
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de Yalta (1945) [par la sortie définitive de l'ordre bipolaire et des sphères d'influence rigides].
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de San Francisco (1947) [par les déceptions de la « sécurité collective » et les blocages du Conseil de Sécurité des Nations Unies dans la résolution des crises].
De cette dérégulation, il s'ensuit une remise en cause de la plupart des équilibres antérieurs aggravés par la pulvérisation du concept de rationalité, d'où procèdent le calcul et l'espérance de gain politico-stratégique. Ceci engendre et aggrave la précarité consubstantielle de la sécurité et la crise en cours.
Du point de vue de la stabilité internationale, si la multipolarité arrivait à limiter la compétition et simultanément la prolifération dans le domaine des armements conventionnels et nucléaires, il était possible d’imaginer des situations dans lesquelles les antagonismes les plus divers pourraient être résolus dans un cadre régional et partiellement coopératif.
En effet, les systèmes bipolaires consentent un seul antagonisme et comportent le risque d’une guerre générale, tandis que la multipolarité englobe des tensions virtuellement innombrables, comporte une mixité diffuse de coopération et engendre une pluralité de conflits.
Aujourd'hui, le reflux de la vague de démocratisation globale et une géopolitique éclatée, aux rivalités régionales fortes (Syrie/Turquie, Irak, État Islamique, Inde/Pakistan, Iran/Arabie Saoudite, Corée du Nord/Corée du Sud, Chine/Japon...) imposent une feuille de route difficile pour la sauvegarde de la stabilité. Cette amplification des préoccupations de stabilité acquiert une signification particulière en raison de la montée en puissance de trois continents (Asie, Afrique et Amérique latine) et du déplacement de l'axe de gravité du monde vers le Pacifique et l'Océan Indien, le nouveau pivot des mers.
Or, toute réflexion de prospective stratégique relève d'indéterminismes innombrables, interdisant d'anticiper les décisions et de leurs répercussions sociologiques et militaires. Dans ces conditions, l'Europe devrait :
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essayer de rattraper son retard et de conserver l'initiative dans les domaines des innovations technologiques, concernant ses forces de projection extérieures.
- se doter de défenses nationales solides et d'une résilience territoriale flexible et mobile, sous forme de gardes nationales coordonnées et positionnées en maillages urbains sensibles.
- tout modèle de ré-industrialisation du continent doit être bâti sur un projet stratégique faisant place tout autant aux forces de réservistes opérationnels, qui ont un esprit de défense et d’entraînement qu'à la dialectique des intelligences et des volontés.
Ainsi, une ère d'asymétrie se dessine, comme ère d'accroissement des dangers, qui reflètent une crise d'adaptation des structures politiques et une dynamique accrue des interactions proprement militaires et socio-stratégiques.
4. Bouclier Anti-Missile et unité de commandement
Dans un monde où l'unité du commandement relève de la plus haute fonction stratégique, l'absence de leadership affaiblit l'Europe. Cette unité permet de concevoir et de mettre en œuvre une architecture de systèmes défensifs hiérarchisés et intégrés à un seul pôle de décision comme c'est le cas pour le bouclier anti-missile (BAM). Planifier les seuils de la dissuasion ou les niveaux de la stabilité ou encore les priorités des engagements et de la logique de préemption aux deux grandes échelles du monde, le système planétaire et les aires régionales plus menaçantes, cela relève de la fonction du leadership comme porteur d'atouts stratégiques et de choix systémiques.
En termes politiques, le Bouclier Anti-Missiles (BAM) confère aux États-Unis l'atout pratique de gagner de l’influence dans l’Est européen. Par ailleurs, poser la question des relations euro-atlantiques et le partage des responsabilités entre l’Europe et l'Amérique, au moment du retour de la question russe et des incertitudes au Proche et au Moyen-Orient, ne produit pas un arrêt des glissements stratégiques américains vers l’Asie.
Depuis vingt ans, les élargissements de l’OTAN ont dissous la confiance entre la Russie et l’Alliance. Pour Moscou, la logique de la double extension, de l’OTAN (par leur soutien aux révolutions de couleur à l’instar de l’Ukraine et la Géorgie) et de l’Union européenne, a remis en cause les intérêts de la Russie sur son environnement historique. D’où l’option de « décisions non négociées », prenant sa forme de retrait du « Traité sur les forces intermédiaires « (TFI) ainsi que du « Traité sur les Forces Conventionnelles en Europe » (FCE), rééquilibrant ainsi l’unilatéralisme des États-Unis.
Avant d’aborder le thème des relations euro-atlantiques, une interrogation domine les rapports européens et euro-atlantiques sur la question russe, et celle-ci peut être formulée ainsi : « La Russie est-elle un rival ou un partenaire stratégique ? »
6. Le retour de la Russie et l'architecture européenne de sécurité
Or, le « retour de la Russie » sur la scène internationale après l'effondrement de l'URSS s'est inscrit, selon certains analystes occidentaux, dans une « opacité » d'intentions et dans des cadres conceptuels qui préfigurent une nouvelle Weltanschauung géopolitique de l'État russe, un « État- civilisation », rallié à une mouvance néo-impériale à caractère cyclique.
L'espace de coopération entre la Fédération de Russie et l'Union Européenne implique l'association de la Russie à un ordre politique et de sécurité qui prenne le relais de l'ordre international hérité de la guerre froide et non encore stabilisé, un ordre inclusif et non exclusif, susceptible d'aller au-delà des étroites délimitations institutionnelles et politiques de jadis.
7. Doctrine officielle de politique étrangère russe de février 2007, doctrine russe de défense de 2010 et nouvelle doctrine politique de 2014
La doctrine officielle de la politique étrangère de la Fédération de Russie, présentée par Poutine en février 2007 à Munich et par Medvedev le 4 juin 2008 à Berlin, puis le 8 octobre 2008 à Evian stipule: « L'objectif principal de la politique extérieure Russe dans la direction Européenne est la création d'un système régional de sécurité collective et de coopération, véritablement ouvert et démocratique, qui assure l'unité de la relation euro-atlantique, de Vancouver à Vladivostock ».
La nouvelle « doctrine russe de défense », signée par le président Medvedev le 5 février 2010 et publiée sur le site internet du Kremlin, , dont la dernière version remonte à 2000, énumère une série de menaces pour l'existence politique et l'intégrité territoriale de la Russie. Viennent en tête l'élargissement ultérieur de l'OTAN et le projet de bouclier anti-missiles américain, nouvelle version, qui sont perçus comme des atteintes sérieuses à la sécurité nationale.
De plus, la conjugaison de ces deux dangers fait figurer l'OTAN comme l'ennemi numéro un et place l'Alliance en tête des menaces militaires extérieures. C'est un bond en arrière qui rappelle la guerre froide et qui engendre de l'insécurité dans l'espace euro-atlantique, considéré comme non stabilisé.
Le rapprochement de la menace est identifié à l'élargissement de l'OTAN à l'Ukraine et à la Géorgie, et aux exercices et manœuvres militaires de grande envergure sur des espaces attenants aux frontières russes qui sont assimilées à des provocations. La transition de l'aspect militaire à l'aspect politique est ici tenu mais non indifférent, car les préoccupations géo-politiques déterminent sensiblement la dimension proprement stratégique.
La crise ukrainienne et l'annexion de la Crimée ont inspiré la conception d'une nouvelle doctrine politique, conçue autour des préoccupations d'isolement et d'encerclement, et publiée par V. Ryzhkov sur le « Moscow Times » du 3 avril 2014 sur la base du discours de V. Poutine à la Douma du 18 mars.
Les éléments de cette doctrine peuvent être ainsi résumés :
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restituer à la Russie un rôle de premier plan dans le système international actuel, en créant de la stabilité le long de ses frontières et dans tout l'espace ex-soviétique
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réagir à la politique de « Roll back » entreprise depuis la dissolution du « Pacte de Varsovie » et dénier à l'élargissement de l'UE et de l'OTAN l'espace historique de l'influence séculaire de la Russie
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réhabiliter la politique d'influence et d'intégration avec les pays frères de l'Union Eurasiatique, conformément aux principes hiérarchiques de la Realpolitik
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réadapter les règles du droit international aux équilibres globaux de puissance dans un monde instable, où le nombre et l'intensité des conflits est destiné à augmenter
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parer à une nouvelle « Guerre Froide » et à des confrontations plus âpres avec l'Occident, dont on constate le déclin
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ne plus considérer la Russie comme une partie de la « civilisation européenne » lisible dans l'épuisement occidental de la démocratie formelle et des moeurs individuels. Le retournement de la Russie de l'Occident est ici marqué par l'absence d'une conception commune de la perspective historique.
8. L'ennemi et le but historique de l'Occident
L'aspect principal de la nouvelle conjoncture politique Est-Ouest est la réapparition, dans les documents et dans les médias, de la figure de l' « ennemi » comme référence perceptible et subliminale.
Le concept d’« ennemi », central pour les relations de sécurité, implique une définition identitaire essentielle et trace en même temps les contours d’une altérité hostile. C’est un concept incontournable, qui a une source génétique et une mutation phénoménologique, reposant sur les notions d’adversaire et d’hostilité. Pour acquérir une plausibilité politique et historique, ces concepts doivent être mis à l’épreuve des circonstances et des réalités. L’hostilité, comme latence de l’ennemi est le présupposé de crises et de conflits, constituant les révélateurs de formes d’inimitiés antérieures.
L’ennemi n’est pas toujours l’agresseur au sens de la logique juridique, pénale et criminelle du droit public international. L’ennemi est l’incarnation d’un danger ou d’un risque politique objectif, la source et le présupposé de l’agression, le perturbateur de demain. L’ennemi préexiste à l’acte agressif et il en est la cause et l’origine, car c’est le rapport d’inimitié qui constitue l’essence et la source des phases et des mutations successives de l’hostilité. Cette conception du risque politique objectif et du perturbateur de demain constitue le fondement de la campagne médiatique de l'Occident vis-à-vis de Poutine, bien avant la crise ukrainienne.
Elle est présentée comme la cause de celle-ci, et plus encore comme « la raison historique » de la nouvelle « paix froide », de l'isolement de la Russie et de la rupture entre Europe et Moscou ; rupture dont profite la Chine, qui diffère le choc stratégique final avec les États-Unis.
Le retournement durable de la Russie de l'Occident, de la doxa démocratique et du rêve illusoire d'une européanisation et occidentalisation de la Russie a un autre enjeu essentiel : dessécher spirituellement la « Sainte Russie » et la réduire à l'agnosticisme et à l'indifférence morale dans sa défense de son identité religieuse contre la montée du radicalisme islamique. Ce fut également le but des soviets et du communisme dans une confrontation pour le pouvoir mondial où la dimension culturelle et civilisationnelle a joué un rôle essentiel.
Bruxelles, le 14 octobre 2014
Annexe: Acteur ou système ?L'approche systémique et les mutations de l'ordre international.
A la question essentielle visant à identifier l’unité analytique fondamentale des relations internationales à savoir si cette unité est l'acteur étatique ou le système, j'ai choisi comme critère d'intelligibilité le système.
Cette unité est paradigmatique car il s'agit du système planétaire de l'âge balistico-nucleaire tendanciellement multipolaire et articulé en sous système régionaux.
L’unité du système est assurée par son processus de transformation permanente qui est sa véritable « anima mundi » ou son histoire.
Le facteur le plus radical du système est le conflit, la guerre, un état de crise permanent d'où notre intérêt pour le phénomène du renversement des perspectives qui est l'objet de notre colloque.
Les facteurs de tensions de la scène mondiale sont dictés par la profonde hétérogénéité éthique, philosophique, culturelle et historique entre les acteurs du système . C'est par le détour du système que nous sommes autorisés à parler des personnes nationales, les personnes majeures de la scène diplomatique constituées par les États-Unis, la Russie, la Chine, le Japon, l'Inde et l'Europe.
Le préalable du système, auquel n’échappe aucun acteur grand ou petit, nous permet de parler de leurs politiques, de leurs ambitions historiques, du « sens » de leurs stratégies. -