UKRAINE : STRATEGIE, POLITIQUE ET GUERRE

Une réponse et plusieurs questions aux Ministres des Affaires Etrangères polonais et suédois, M. R.Sikorski et M. Carl Bild
Auteur: 
Irnerio Seminatore
Date de publication: 
3/9/2014

Le Ministre aux Affaires Étrangères polonais, Radosław Sikorski, comme relayé dans Le Monde du 31/08/2014, a publié sur son compte Twitter du 29 août 2014 des phrases d'alarmes où sont rappelées brutalement des évidences du conflit ukrainien : « si cela à l'air d'une guerre, si cela ressemble à une guerre et tue comme une guerre, c'est une guerre ! ». Cet avertissement en réponse à Carl Bild, dont la déclaration sur Twitter « C'est la deuxième invasion russe de l'Ukraine cette année ! » n'est confortée par aucune preuve.
Le Ministre n'en dit pas plus ! Il n'a pas rappelé qui mène cette guerre, contre qui, et dans l'intérêt de qui. Il n'en dévoile ni le but de guerre au plan politique (Zweck), ni le but de guerre au plan stratégique (Ziel). Il n'a clarifié ni le type de conflit qui se dégage au plan tactique, ni l'articulation entre la tactique et la stratégie en leurs répercussions sur la scène internationale. Il n'a retracé la genèse de la crise, ni ses origines lointaines et il n'a dégagé une solution ni une perspective.
Il a dénoncé le phénomène sans indiquer les responsabilités et sans préciser les collusions. Cette dénonciation fait-elle de Sikorski un innocent ? Un partisan de l'humanisme ou un défenseur des intérêts de la paix ? Le syllogisme du ministre le promeut-il en stratège européen ?

Sur le raisonnement théorique

Selon le professeur Hahlweg, cité par Raymond Aron dans son œuvre « Penser la guerre, Clausewitz », tome II de L'âge planétaire : « L’œuvre de Clausewitz achevée aurait comporté un Traité de la grande guerre (ou de la stratégie), un traité de la tactique et un traité de la petite guerre. Les éléments de ces trois parties existent, dispersés, parfois ébauchés. »
Comment les utiliser pour analyser les trois niveaux de la crise ukrainienne ? Au chapitre V, note XX, du même ouvrage, Raymond Aron dit de Beaufre : « le Général Beaufre commet l'erreur de ne pas distinguer les niveaux, politique, stratégique et tactique ». Le ministre R. Sikorski commet-il la même erreur ? Aron ajoute plus bas : « Une guerre se définit avant tout [...] par la modalité du retour à la paix. [...] De la nature des groupes en conflit et de la modalité du retour à la paix résulte le type de guerre. » Le ministre Sikorski ignore-t-il, en bon humaniste, ce principe de base de la stratégie ou l'oublie-t-il par négligence coupable ?
La découverte d'un but politique évident n'est pas toujours facile en matière d'enjeux et de défis à l'ordre international, car on n'invente pas un but politique sur commande . Or la stratégie dépend de la politique et il existe un lien profond entre tactique et stratégie. Cette liaison doit éclairer les deux niveaux du conflit et permettre de remonter, à partir de l'analyse tactique, aux stratégies militaires, puis de celles-ci aux finalités politiques.

Complexité et Historicité

Prenons pour point de départ l'historicité de toutes les guerres et la complexité interne de chacune d'entre elles. Assumant entièrement cette approche, Clausewitz approfondit un des facteurs de cette historicité, la liaison entre l'armée (ou les forces combattantes) et le peuple, sans ignorer les autres facteurs (armements, organisation du pouvoir, idéologie, culture dominante de la période et l'hétérogénéité des États et des sociétés). Sikorski est-il un réducteur de la complexité ? Simplifie-t-il les problèmes dans le but de réaliser une percée intellectuelle ou de susciter une croisade ? Nous dit-il de quel côté penche le peuple et pourquoi faut-il en bombarder une partie, celle russophone ? Si nous prétendons clarifier l'idéologie qui structure l’État et qui engendre la cohésion de l'instrument militaire, nous en concluons que la combinaison de diverses formes d'hétérogénéité à l'intérieur de la société ukrainienne produit une diffraction importante entre l'Est et l'Ouest, au sein de l'armée régulière de Kiev et des forces irrégulières pro-russes. Cette hétérogénéité d'idées et de comportement est disparate pour les Kieviens et plus homogène pour les « Insurgés de l'Est ». Dans le cas de Kiev, le corps de l’État est miné par la corruption, la défense des intérêts de clan et la faiblesse de la légitimité populaire, éléments ou facteurs qui furent à l'origine de la désobéissance de Maïdan. Un pouvoir autocratique et rapace, auquel le soutien de l'UE ne peut apporter une vraie réforme, ni un modèle politique, ni une aide massive, ou des fournitures énergétiques. Dans le cas des insurgés, l'unité et la cohésion découlent d'une identité menacée, d'une agression venant de l'Ouest, de la fragmentation et division du corps politique représentatif à la Rada et de l'aide extérieure russe face à une tentative de guerre punitive et d'anéantissement. Comment desserrer l'étau face au siège porté par les forces ukrainiennes à Donetsk, capitale des séparatistes pro-russes ? Comment pratiquer, selon Kiev, l'anéantissement des forces rebelles en tant qu'objectif « naturel » de l'acte de guerre et comment établir la souveraineté du pouvoir central sur l'Est et le Sud-Est du pays, baptisé la « Nouvelle Russie » ?

Objectifs « naturels » et objectifs politiques 

L'objectif naturel de l'acte de guerre conforme à sa nature est l'anéantissement des forces de l'ennemi et l'occupation du terrain. Or, dans la situation actuelle, cet « objectif naturel » s'oppose à l'objectif politique (établir un compromis) et encore davantage aux objectifs historiques (stabiliser les relations à long terme entre l'Europe Occidentale et la Russie). L'idée clausewitzienne de conquérir et d'abattre le centre de gravité politique des insurgés (Donestk) se heurte à l'opposition de la Russie et apparaît comme un objectif inatteignable et dangereux. L’Union Européenne a-t-elle accordé un aval sans limite à Kiev pour mener une stratégie d'épuisement vis-à-vis des insurgés de l'Est ? La poursuite d'une guerre d'usure montre clairement que la véritable finalité est l'affaiblissement réciproque des frères ennemis de l'Est et de l'Ouest, et, au-delà, de l'Europe Occidentale et de la Russie. « Cui prodest » (à qui profite) cette stratégie ? Ni à l'Ukraine, dont la dette et le déficit budgétaire sont de l'ordre de 35 milliards d'euros, que le coût du conflit alourdira ultérieurement, ni à l'Union Européenne qui devra prendre en charge la facture de cette entreprise de déstabilisation ainsi que des prochaines coupures d'énergie, ni à l'économie européenne qui subira les conséquences des sanctions économiques qui affaibliront la reprise, ou même à la Russie qui paiera et fera payer un prix politique élevé pour la tentative de l'affaiblir politiquement et économiquement. Sortiront gagnants les États-Unis, qui auront réussi le double exploit de rabaisser de rang l'Union Européenne et la Russie, et auront gagné une partie de poker par une simple campagne d’intimidation (Stephen Martin Walt). Cette stratégie peut-elle atteindre ses fins sur le plan militaire ? Selon la formule clausewitzienne, si une guerre est la continuation de la politique par d'autres moyens et si elle doit être conduite selon les perspectives de l'après-guerre, elle implique une autre organisation constitutionnelle de l’État de type fédéral. A l'extérieur, elle postule une garantie de la Russie et de l'Occident. Ainsi, le dogme clausewitzien du conflit à outrance et de la puissance de la concentration, pratiquée par les forces de Kiev, constituées en large partie par les milices extrémistes « Svoboda » et « Pravy Sektor », est en contradiction avec l'essence du conflit, qui vise à une issue de compromis et non à une capitulation inconditionnelle ou à l'épuration ethnique.
La stratégie de Kiev semble condamnée à l’insuccès parce que son adversaire se bat sur la défensive et pour son indépendance et qu'il est protégé sur les arrières par l'armée russe qui assume la défense en profondeur de l'espace politique et militaire du « tiers non engagé », insérant le « conflit limité » dans la dimension plus large de la stabilité régionale et mondiale. Ainsi cette première distinction tactique et politico-stratégique est surmontée par une fonction essentielle et souvent décisive, la vieille dichotomie de la guerre juste ou injuste, qui se greffe sur l'indétermination essentielle de la stratégie politique et militaire.
Un bras de fer ou « une guerre limitée » mais non déclarée est en cours en Ukraine entre les États-Unis et la Russie, par personne interposée et par l'intermédiaire de l'OTAN. En effet, les élargissements successifs de l'UE et de l'OTAN vers la Russie depuis les années 90 contreviennent à tous les engagements pris par Bush père avec Gorbachev pour la réunification de l'Allemagne1. Ces élargissements ont préfiguré un roll-back de la Russie préconisé par L. Brezinski dans « Le Grand Échiquier ». Il s'agissait d'interdire à la Russie la porte d'accès naturelle à l'Asie Centrale et à l'Eurasie. Dans le cas de la protestation de Maïdan et du coup d’État qui s'en est suivi par l'intervention des mercenaires soutenus par les USA (d'un coût de 5 milliards de dollars depuis 1991 IPE / Paul Craig Roberts) jusqu'au crash non-élucidé de l'avion CH17 (abattu par des canons air-air de 30mm de TU-25 en dotation de l'aviation de Kiev ?) et vite oublié, la stratégie d’anéantissement et d'usure conduite par l'armée régulière de Kiev contre les insurgés n'atteint pas pour l'heure (3 septembre 2014) les objectifs voulus.

En effet les décisions de niveau supérieur (politique) ne déterminent pas eo ipso l'issue d'un conflit livré à un niveau inférieur (tactique ou tactico-stratégique). C'est la politique et l'enjeu politique qui déterminent l'issue du conflit et le mode du combat, car c'est la politique qui créée le danger et les occasions de conflits et c'est le politique qui établit la proportionnalité entre la mise et l'enjeu. Les « tiers-intéressés » extérieurs (OTAN, UE, Axe Baltique, États-Unis, Fédération de Russie) interviennent globalement par des acteurs interposés dans le but de pousser plus loin les avatars de  la montée des extrêmes et la diplomatie de la violence à la Schelling. Ils entretiennent ainsi un stress politico-stratégique et donc un danger permanent, et délimitent l'espace qui existe entre indécision stratégique des Grands (USA et Russie) et la décision tactico-stratégique régionale et locale, confiée aux forces et aux armes classiques et à la guerre civile populaire. Puisque l'acte de force demeure intrinsèquement politique et constitue un élément de la dialectique des volontés aux prises, il devient de plus en plus l'apanage de décisions étatiques au fur et à mesure que la spiralisation de la violence crée les conditions d'un embrasement général. Dans cette spiralisation qui constitue la  preuve de la volonté du politique ou de l'intelligence de l’État personnifié, est absente l'UE comme amalgame dépolitisé et désarmé. Elle est exclue de l'essence du commerce entre les États qui s'expriment par le paiement en espèce, le prix du sang et des larmes. L'alerte de Sikorski est ainsi un cri d'impuissance pour la politique étrangère de défense et de sécurité commune de l'UE.

1« L’ancien ambassadeur des États-Unis à Moscou (de 1987 à 1991) Jack Matlock, a confirmé il y a quelques jours dans le Washington Post que le président Bush Sr avait formellement promis de ne pas tirer abusivement parti de la générosité du président Gorbatchev. » Lettre ouverte au Président Vladimir Poutine signé par 300 intellectuels allemands

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