LA RUSSIE, L'OCCIDENT ET LE SYSTEME INTERNATIONAL.
LA RUPTURE DE LA PARITÉ NUCLÉAIRE ET LA REPONSE MILITAIRE DE LA RUSSIE,
LA « GUERRE HYBRIDE ».
LA DOCTRINE DE DEFENSE DE LA RUSSIE (DU 26 DECEMBRE 2014).
IRNERIO SEMINATORE
Le retour de la Russie sur la scène internationale fait-il du plus grand pays du monde un adversaire dangereux de l'Occident ? Ou, en revanche, un acteur de premier plan du monde multipolaire revendiquant son autonomie stratégique et restructurant sa liberté d'action et sa profondeur de théâtre en Eurasie, qui constitue, depuis Halford Mackinder, le point d'ancrage de la suprématie globale et l'axe géopolitique du monde? L’Occident cherche-t-il une rationalité à ce retour ou une explication politique pour le rejet, prétendu, de la part de Moscou de sa réintégration dans le jeu du concert européen et mondial ?
Après les XVIIIème, XIXème et XXème siècles rivés à un regard ininterrompu fixé sur l'Europe, la Russie peut-elle tourner le dos à l'Occident dont elle constitue une des trois variantes de son modèle de civilisation ?
Selon des allégations contestées, il s'agirait d'un pays « humilié » qui n'accepte pas l'ordre international et les valeurs imposées par l'Occident et dont le Président Poutine professe, selon Carl Bildt, « un révisionnisme actif et avoué », rejetant la prédominance des États-Unis et de l'OTAN.
Dmitri Trenin, directeur de la Fondation Carnegie de Moscou avance l'idée selon laquelle la caractéristique essentielle du régime néo-tsariste de Poutine « c'est le rôle de l’État, de la tradition orthodoxe et du patriotisme ».
L'organisation et les principes de la sécurité qui auraient suivis la guerre froide définiraient désormais, selon le président russe, une période de désordre, parsemée de conflits et « d'obus non explosés » (Munich-2007), particulièrement dangereux dans cette nouvelle phase des relations internationales caractérisées par une propagation croissante des conflits.
Le but général de ce désordre sans contrôle est de parvenir « à un nouveau consensus mondial des forces responsables », au sein duquel le Kremlin aurait son mot à dire.
L'IMPACT DE LA CRISE UKRAINIENNE ET LA REECRITURE DE L'HISTOIRE
Quant à la crise ukrainienne nous aurons à faire, dans la lecture de Moscou, à un coup d’État fomenté par les USA et encouragé par la Pologne et les Pays Baltes avec l'appui de l'OTAN et une percée subversive de l'Occident dans son « étranger proche »?
L'Ukraine focalise ainsi toutes les contradictions entre l'Est et l'Ouest.
Henry Kissinger, prêt à admettre l' « erreur » des USA et de l'UE en ce qui concerne l'appartenance et le statut futur de l'Ukraine, affirme de Poutine qu'il est « une force tactique, masquant cependant une faiblesse stratégique ». Historiquement, la rivalité de fond se situerait entre les États-Unis et la Chine car la nouvelle « guerre froide » ne pourrait plus définir une relation antagoniste comme à l'époque de la bipolarité, concernant les deux super grands et l'hégémonie mondiale. Dans le cas de la Russie, cette nouvelle « guerre inavouée » concernerait un rapport asymétrique avec les USA car la Russie, confrontée à la puissance globale américaine, fait figure de puissance atypique et régionale. Elle aurait été traitée, depuis 1994, comme un partenaire privilégié de l'Alliance Atlantique (Partenariat pour la paix), comme signataire de la Charte de Paris (1990) et de la Charte pour la sécurité de 1999, puis comme acteur majeur de l'architecture européenne de sécurité.
REVISIONNISME HISTORIQUE ET RENVERSEMENT DE L'ORDRE ETABLI
Un renversement de l'ordre établi depuis la fin de la bipolarité est en train de se dessiner sous la pression conjointe des Occidentaux et du Kremlin : alerte intellectuelle, mobilisation des médias, de la diplomatie et des armées, remise en question des frontières, des institutions supranationales et des règles conventionnelles sur la gouvernance multilatérale.
En effet, dans une série de domaines le passé revient en force dans la Fédération de Russie s'appuyant sur la reconstruction des archétypes et symboles soviétiques. Mais si « ce passé » est à la fois l'idée nationale et l'unité impériale, la démocratie est la dissolution de cette unité et l'effondrement de l’État national et plurinational. Les recherches de l’école révisionniste russe s’évertuent à le prouver.
Les analogies historiques les plus saisissantes sont celles d'Alexandre Prokhanov « L'histoire de la Russie – dit-il – depuis l'époque païenne, c'est l'histoire d'une succession d'empires. (...) Le premier empire, celui de Kiev et de Novgorod, est tombé sous les coups de la cavalerie tataro-mongole, car il était affaibli par la libre pensée des principautés. Le Second Empire, la Russie moscovite, s'est achevé par le temps des troubles, lorsque les provinces ont de nouveau vaincu le centralisme. Le troisième empire, celui des Romanov, a vécu 300 ans (...) Il s'est effondré en février 1917, lorsque de nouveau triomphèrent les valeurs libérales. Staline a tiré la Russie de l'abîme, l'a rebâtie par le fer et par le sang. Ainsi fût édifié le quatrième empire. Au début des années 1980, l'URSS tomba sous les coups du libéralisme. Après la deuxième guerre de Tchétchénie commença la renaissance de l'empire russe. »
Pisarenko ajoute « Staline dut lutter presque seul contre la folie démocratique généralisée. (...) Il fallait choisir entre le triomphe de la démocratie, au détriment du fonctionnement de l’État, ou la stabilité politique sans liberté de discussion et sans élections. Ainsi se manifesta la tendance à la dictature personnelle de Staline ».
Aujourd'hui la faiblesse structurelle de l'économie russe, sous l'effet conjugué des sanctions occidentales et de la baisse des prix du pétrole, dont la « composante politique » semble évidente, peut-elle, augmenter l'imprévisibilité de ce pays tourmenté ? En effet, le budget fédéral de la Russie, calqué sur un prix du baril à 100$, sera déficitaire en 2015. La chute du cours du pétrole, à caractère spéculatif, a accéléré la fuite des capitaux et la volatilité de la monnaie russe, qui a perdu depuis le début de l'année 2014 un quart de sa valeur.
Le portrait de la Fédération de Russie est celui d'un pays subissant le ralentissement des échanges mondiaux, ainsi que des prix de l'énergie, avec une structure socio-économique fondée sur la rente pétrolière et affaiblie par des évolutions structurelles survenues en Chine en 2005. Suivant celles-ci, le commerce mondial croît désormais moins vite que l'économie globale, tirant la croissance et les exportations à la baisse et pénalisant ainsi le pays, tant au niveau des investissements que des grandes infrastructures.
L'IMPACT DE LA CRISE UKRAINIENNE SUR LA REORIENTATION EURASIENNE DE LA RUSSIE
Du point de vue rétrospectif, la remise en cause du système de la guerre froide débute autour des années 1990 et influe directement sur la réorientation "eurasienne" de Moscou et sur l'adoption d'une posture générale défensive, n'excluant pas la confrontation mais ne rejetant pas la coopération, malgré de nouvelles et croissantes incertitudes.
Des deux grands principes qui régissent l'ordre international, la coopération et le conflit, le conflit a pris le pas sur la coopération et l'entente, à presque tous les niveaux de la vie des nations. Ces deux logiques semblent procéder par cycles et par un retour de l'instabilité et de la guerre.
Ainsi en Europe, la crise ukrainienne est l'expression évidente des difficultés de la coopération, à l'intérieur et à l'extérieur du « Partenariat Oriental » et signale une géopolitique éclatée de l'UE. Cette crise cumule, en effet, trois impacts et trois remises en cause.
Elle est :
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tout d'abord une crise interne ou de gouvernance et donc une crise de la classe politique ukrainienne, incapable de se reformer et d'établir des relations de coopération entre partenaires de voisinage et partenaires nationaux. La résistance aux reformes a culminé dans la révolution de couleurs de 2004. Il s'agit là d'une incompatibilité entre deux histoires, du pays et deux modèles de société.
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conjointement, une crise européenne ou une crise des équilibres géopolitiques et sécuritaires issus du Traité de Paris de 1990. Du point de vue conceptuel, elle est une crise de gouvernabilité de l'ordre international de sécurité issu de la fin de la guerre froide. Elle concerne à des titres divers l'Europe, les États-Unis et la Russie et, au sein de l'Union, les rôles et responsabilités de l'Allemagne, de la Pologne et des Pays Baltes.
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enfin, elle est une crise systémique ou de la Balance mondiale, car elle remet en cause les rapports de pouvoir multipolaires et eurasiens entre
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Les États-Unis, l'UE et la Russie dans la dimension Est-Ouest
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Les États-Unis, la Russie et la Chine dans la masse continentale et le pivot du monde.
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LA REPONSE MILITAIRE DE LA RUSSIE ET LA « GUERRE HYBRIDE »
La réponse à la crise ukrainienne engendrant une grande précarité stratégique, marque, au plan militaire, l'émergence d'une autre transformation de la guerre, celle de la « guerre hybride » et limitée, comme mélange asymétrique de forces spéciales, de forces civiles et de forces armées classiques.
La promotion d'une campagne globale d'information et de désinformation, médiatiques et psycho-politiques, occidentales et russes, montre la prépondérance de la défiance sur la confiance, pointées de moments de cyber-attaques et d'une guerre de propagande à long terme. Il s'agit des aspects saillants d'une situation plus large où la logique du conflit manifeste une interprétation contradictoire des intérêts géo-stratégiques des parties aux prises.
LA REPONSE GEOSTRATEGIQUE ET LA LOGIQUE DES THEATRES
La réponse de la Russie face au renversement de l'ordre établi depuis la fin de la bipolarité peut être articulée en plusieurs aspects, liés à la logique des théâtres, régionaux et mondiaux. Elle concerne :
- l'aspect diplomatico-stratégique dans l'Europe de l'Est, au Caucase, au Moyen Orient et au sujet du pivotement américain vers l'Asie, conçu comme stratégie de rééquilibrage des deux façades de la Russie dont une continentale vers l'Ouest et l'autre maritime, dans la zone Asie-Pacifique.
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pour la première et grâce à l'annexion de la Crimée, cela signifie défendre d'une main de fer les intérêts russes dans la Mer Noire, refoulant la perspective de voir l'OTAN s'installer à Sébastopol, menacer Moscou et contrôler l'accès de la Russie à la Méditerranée, au Proche et Moyen Orient, ainsi qu'au Golfe.
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pour la deuxième, dynamiser et revitaliser l'Extrême Orient russe, région qui a perdu plus de 20% de sa population. Le risque est de laisser cette façade dégarnie face au dynamisme chinois, coréen et japonais.
En réponse à ces menaces combinées, stratégiques et géo-économiques, l'ensemble des règles régissant la sécurité internationale et principalement le droit et l'idéologie juridique qui le supportent, est devenu caduc.
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la politique des élargissements de l'UE et de l'OTAN se rapprochant de ses frontières et dessinant un nouveau « containment ». Ce « roll back » continu, poussé jusqu'aux pays ex-soviétiques de l'« étranger proche » (la Géorgie en 2008 et l'Ukraine en 2013), reprend dangereusement la vieille doctrine de l’encerclement.
LE RECADRAGE CIVILISATIONNEL DE L'EURASISME
De façon générale le « retour de la Russie » sur la scène internationale après l'effondrement de l'URSS s'est inscrit dans des cadres conceptuels qui préfigurent une nouvelle Weltanschauung géopolitique de l'État russe, un « État- civilisation », rallié à une mouvance néo-impériale à caractère cyclique. Le basculement de l'Ouest de l'Ukraine vers le modèle des pays membres de l'UE a coïncidé avec la tentative de Poutine d'imprimer un « tournant culturel » à la Russie en direction d'un "Soft power", qui correspond à l'objectif d'améliorer l'image de la Russie auprès des opinions publiques du monde entier. La médiatisation des Jeux Olympiques de Sotchi en a été la tentative, vite submergée par une campagne russophobe de grande ampleur. Sur le plan diplomatique, cela a conduit à un isolement du pays qui a réagi contre les opposants en les qualifiant "d'agents de l'étranger", comme à l'époque soviétique.
Inspirée par les courants nationalistes et conservateurs, dénonçant, dans les conceptions occidentales des mœurs, une « modernité décadente, dégénérée et sodomite », on peut considérer simultanément comme recadrage culturel et sociétal, la psychose occidentale entretenue au sujet de l'Occident et de ses manifestations les plus outrancières. Cette lecture de la modernité occidentale comme inversion de la conscience morale renvoie la Russie à son asianité et impose une défense spirituelle des traditions et une vision du monde moins corrompue, opposée à la « stratégie de l'anaconda » déployée par les États-Unis.
La crise ukrainienne a conduit par ailleurs à la modification de l'ordre juridique et territorial européen par l'annexion de la Crimée à la Russie.
Pour terminer, elle a mis en évidence une incompréhension et une inadaptation du personnel politique de l'Union Européenne quant à la capacité de gestion des crises en termes de « Realpolitik » et quant aux enjeux du partenariat oriental, (composé de pays ex-soviétiques) – caractérisés par des affrontements oligarchiques et claniques et par le double processus des élargissements (UE et OTAN) de l'Ouest vers l'Est depuis la fin de la bipolarité.
RECADRAGES ET POSTURES STRATEGIQUES
Deux changements stratégiques majeurs ont permis d'éviter une confrontation ouverte entre les USA et la Russie à propos de l'Ukraine :
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le premier a été le recadrage de la posture de primauté globale des États-Unis en celle de « Lead from behind », comportant un pivotement américain vers l'Asie et l'absence de forces conventionnelles importantes en Europe.
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le deuxième, une posture défensive, assumée par la Russie et l'adoption par celle-ci de la doctrine réaliste de la « prudence », dont la « guerre hybride » est une expression et qui a fait accepter le « coup d’État » de Maïdan par ce retour compensatoire et imprévisible de la Crimée à la mère patrie et par un soutien indirect aux rebelles filo-russes du Donbass, tenus pour des forces indépendantes de stabilisation régionale.
Au cours de ces deux changements a disparu toute trace de l'Europe.
En effet, la géopolitique éclatée de l'UE a mis en évidence la faiblesse structurelle d'une intégration dépolitisée et acéphale, ce qui a comporté un ré-investissement diplomatique des États et une réintégration subordonnées des puissances européennes dans l'OTAN sous l'égide américaine. Cette crise a reconfirmé à l'observateur extérieur la fin de l'exceptionnalisme moral de l'UE, l'absence de conscience historique du pouvoir européen face au retour de l'Histoire et le manque de vision d'Hégémon. L'émergence politico-militaire de la Russie comme pôle de puissance majeur montre bien qui est, pour l'Union, le premier et le véritable interlocuteur de son voisinage oriental et le premier garant de sa sécurité et de sa stabilité sur le continent. Suite à l'échec géopolitique et stratégique de l'UE, un nouvel âge de la guerre se profile en Europe et dans le monde.
LA RUPTURE DE LA PARITE NUCLEAIRE
ET SES CONSEQUENCES SUR LES EQUILIBRES INTERNATIONAUX
A l'origine de la stratégie multipolaire et de la transformation profonde des rapports politiques et géopolitiques de la Russie, nous repérons la rupture de la parité nucléaire établie en 1972 avec Washington.
Historiquement, l'axe portant de la stratégie multipolaire de la Russie dans le théâtre central, a été provoqué, dans la vision russe, par le déséquilibre des coopérations stratégiques en Europe. Il a pris la forme de la multiplication des accords bilatéraux entre les USA et les Pays Baltes, la Pologne, la République Tchèque, l'Ukraine, la Roumanie et la Bulgarie, créant une dépendance décisionnelle et politique entre ces pays et Washington.
Cet encerclement de la Russie a commencé théoriquement avec les réflexions de Mersheimer, Kissinger, Brezinski et stratégiquement par l'extension à l'Europe du système national américain de défense anti-missile. Cette extension a fait suite à la dénonciation par l'administration Bush du Traité ABM signé en 1972, qui a consacré la parité stratégique et balistique entre les USA et l'URSS. Ce traité avait constitué la clé de voûte de l'équilibre dissuasif ou de l'équilibre de la terreur russo-américaine et de ce fait le fondement de la stabilité stratégique de la bipolarité.
L'unilatéralisme de cette dénonciation a inquiété la Russie, héritière des accords de 1972. En amont, la recherche anti-balistique menée par R. Reagan à partir de 1983 pour une sécurisation totale du continent nord-américain avait donné une avance technologique aux USA. Ceux-ci l'ont mis à profit à la suite des attentats du 11 septembre, pour justifier la dénonciation du Traité ABM en 2002, en invoquant comme clause de défense les intérêts vitaux de l'Amérique. Les avancées du Programme IDS (Guerre des Étoiles) permettent simultanément de mieux positionner les USA dans la course à "l'arsénalisation de l'espace", considérée comme la nouvelle frontière des intérêts vitaux des puissances globales.
Le prétexte argué pour l'installation des composantes du système ABM en Pologne et en République Tchèque reposait sur la détection de frappes lancées en direction de l'Europe et de l'Amérique par des États voyous. Il s'agissait là de la part de Moscou de la perception d'une menace directe, celle d'un pistolet pointé contre le cœur de la Russie. La réaction de Poutine à la conférence de Munich en 2007 fut l'occasion de fustiger l'unipolarisme des États-Unis, défini comme un seul centre de pouvoir, un seul centre de forces, et un seul centre de décisions.
LA QUETE D'UNE STRATEGIE MULTIPOLAIRE
L'adoption et la mise en œuvre d'une stratégie multipolaire à plusieurs volets caractérise le retour de la Russie sur la scène internationale dans ses relations avec l'Europe occidentale:
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Une stratégie de sécurité vis-à-vis de l'Alliance Atlantique et une articulation entre stratégie et tactique qui accorde une fonction innovante et indirecte aux guerres hybrides. La doctrine officielle de la politique étrangère de la Fédération de Russie, présentée par Poutine en février 2007 à Munich et par Medvedev le 4 juin 2008 à Berlin, puis le 8 octobre 2008 à Evian stipule en effet: « L'objectif principal de la politique extérieure russe dans la direction Européenne est la création d'un système régional de sécurité collective et de coopération, véritablement ouvert et démocratique, qui assure l'unité de la relation euro-atlantique, de Vancouver à Vladivostock ». La nouvelle « doctrine russe de défense », signée par le président Medvedev le 5 février 2010 et publiée sur le site internet du Kremlin, énumère une série de menaces pour l'existence politique et l'intégrité territoriale de la Russie. Viennent en tête l'élargissement ultérieur de l'OTAN et le projet de bouclier anti-missiles américain, nouvelle version, qui sont perçus comme des atteintes sérieuses à la sécurité nationale.
De plus, la conjugaison de ces deux dangers fait figurer l'OTAN comme l'ennemi numéro un et place l'Alliance en tête des menaces militaires extérieures. C'est un bond en arrière qui rappelle la guerre froide et qui engendre de l'insécurité dans l'espace euro-atlantique, considéré comme non stabilisé.
Le rapprochement de la menace est identifié à l'élargissement de l'OTAN à l'Ukraine et à la Géorgie, et aux exercices et manœuvres militaires de grande envergure sur des espaces attenants aux frontières russes qui sont assimilées à des provocations. La transition de l'aspect militaire à l'aspect politique est ici tenu mais non indifférent, car les préoccupations géopolitiques déterminent sensiblement la dimension proprement stratégique.
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Une stratégie de rapprochement avec la Chine en Extrême Orient, malgré les antinomies prévisibles à long terme, comportant une politique anti-sécessioniste et de stabilisation des frontières, ainsi que le partage de la fonction d'arbitre avec Beijing, dans le cadre de l'Organisation de Coopération de Shanghai (OCS). Ce rapprochement étend sa fonction de contrôle et de tutelle vers le sud, vis-à-vis de l'Afghanistan, de l'Inde, de l'Iran et de la Turquie.
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Une option forte et ferme vis-à-vis du radicalisme islamique prenant la forme d'un gel de l'antinomie historique du monde arabe musulman et d'une « diplomatie des remparts » (diplomatie défensive) en Tchétchénie, Daghestan, Caucase du Sud, Syrie, Turquie, État Islamique du Levant, Israël, Égypte, Proche et Moyen Orient et Asie Centrale. En cas d'accord sur le nucléaire entre Iran et USA, Washington se contenterait de « geler » la situation actuelle et ne chercherait plus à changer l’équilibre des forces dans la région. L'influence sur le monde musulman serait partagée entre l'Iran et l'Arabie Saoudite. Chaque camp serait responsable respectivement des chiites et des sunnites, de manière à accepter une condition régionale d'équilibre, qui permettrait aux États-Unis d'orienter leur puissance militaire vis-à-vis de la Russie et de la Chine. La Turquie serait ainsi sanctionnée pour son comportement anti Bachar-al-Assad.
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Une « stratégie eurasienne » vis-à-vis des États-Unis et de l'Europe pour le développement et la modernisation de relations de coopération à l'Est du continent, Balkans inclus et dans le cadre du projet eurasiatique en cours de mise en œuvre.
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Une stratégie moins multilatéraliste et plus multipolaire vis-à-vis des institutions de sécurité collective (ONU).
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restituer à la Russie un rôle de premier plan dans le système international actuel, en créant de la stabilité le long de ses frontières et dans tout l'espace ex-soviétique
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réagir à la politique de « Roll back », entreprise depuis la dissolution du « Pacte de Varsovie » et dénier à l'élargissement de l'UE et de l'OTAN l'espace historique de l'influence séculaire de la Russie
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réhabiliter la politique d'influence et d'intégration avec les pays frères de l'Union Eurasiatique, conformément aux principes de la Realpolitik
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réadapter les règles du droit international aux équilibres globaux de puissance dans un monde instable, où le nombre et l'intensité des conflits est destiné à augmenter
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parer à une nouvelle « Guerre Froide » et à des confrontations plus âpres avec l'Occident, dont on constate le déclin
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ne plus considérer la Russie comme une partie de la « civilisation européenne », lisible dans l'épuisement occidental de la démocratie formelle et des mœurs individuels. Le retournement de la Russie de l'Occident est ici marqué par l'absence d'une conception commune de la perspective historique. Par ailleurs, l'Union Européenne est à considérer comme une réédition historique de l'Union Soviétique, une énorme superstructure bureaucratique, produisant une occultation du rôle historique des nations et ayant vocation à produire une sorte d'humanité abstraite, « l'homo cosmopoliticus », piètre réédition de « l'homo sovieticus ».
LA « DOCTRINE MILITAIRE DE LA RUSSIE » (DU 26 DECEMBRE 2014)
NOUVELLE GUERRE FROIDE ET NOUVELLE DOCTRINE POLITIQUE
La conception d'une nouvelle doctrine politique, faisant suite à la crise ukrainienne et l'annexion de la Crimée, conçue autour des préoccupations d'isolement et d'encerclement, a été publiée par V. Ryzhkov sur le « Moscow Times » du 3 avril 2014 sur la base du discours de V. Poutine à la Douma du 18 mars.
Les éléments de cette doctrine peuvent être ainsi résumés :
Dans le cadre d'une détérioration de la situation internationale a été élaborée et rendue publique la nouvelle version de la « doctrine militaire » approuvée par le Président Vladimir Poutine, le 26 décembre 2014.
Celle-ci, publiée sur le site du Kremlin, représente une adaptation de sa version précédente, signée en 2010 par le Président Dmitri Medvedev. Elle garde dans sa substance un « caractère défensif » mais dresse une liste des menaces extérieures et des dangers politiques et militaires de la conjoncture internationale actuelle, considérés comme essentiels par la Fédération de Russie.
Au-delà des risques déjà évoqués dans la doctrine de 2010, sa conception actualisée introduit, à côté du déploiement de systèmes stratégiques de défense anti-missiles (ABM) et du concept nouveau de « dissuasion conventionnelle » (aptitude au combat très élevée pour toutes les forces conventionnelles).
Il s'agit là d'une réponse stratégique aux deux menaces majeures du moment, dont l'une désormais codifiée ; les systèmes stratégiques conventionnels d'armes de hautes précision et l'autre, de « frappe globale », intégrée à la stratégie américaine de défense. Cette dernière est présentée comme un concept innovant et une menace de type nouveau.
A la base de l'actualisation de la doctrine militaire de 2010 se repèrent :
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le renforcement rampant dans les pays limitrophes de la Fédération Russe du potentiel militaire de l'OTAN et ses infrastructures offensives, et l'attribution au bloc des pays de l'Ouest de fonctions d'intimidation et d'encerclement.
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La déstabilisation forcée de l'ordre constitutionnel et le torpillage des traditions historiques, spirituelles et patriotiques, dont l'Ukraine constitue le précédent.
Le document souligne que « les armes atomiques resteront un facteur important de préventions des conflits militaires, conventionnels et nucléaires ».
Il est précisé , en effet, que le principe du recours à la force militaire interviendra uniquement après avoir épuisé « toutes les mesures non violentes » et que cette hypothèse est «subordonnée à la « nécessité d'entretenir un dialogue d'égal à égal avec l'UE et l'OTAN » dans le but de « concourir à la création d'un nouveau modèle de sécurité dans la région Asie-Pacifique ».
La faible probabilité du déclenchement d'une guerre de grande envergure contre la Russie n'interdit pas de mentionner les menaces de l’extrémisme et des armes de destructions massives.
Les premières réactions des hauts responsables de la Maison Blanche manifestent un soutien des positions russes quant aux menaces du radicalisme ethnique et religieux et de la non prolifération nucléaire, mais estiment sur-dimensionnées les estimations des dangers potentiels, attribués à l'Alliance Atlantique.
Sur le plan factuel, la préoccupation pour l'intensification des vols de reconnaissance de l'aviation tactique de l'OTAN tout au long des frontières occidentales de la Russie, qui ont doublé dans les États Baltes, en Pologne, Bulgarie et Roumanie a été exprimée le mercredi 24 décembre dernier par le vice-Ministre russe de la défense Anatoli Antonov.
Ainsi, la crise de confiance et d'équilibres entre la Russie et l'Occident pose une série d'interrogations sur :
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les ambitions et les stratégies à long terme américano-russes à l'échelle du système multipolaire
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une réorientation globale et un pivotement des intérêts et des relations de puissance de la Russie vers l'Asie centrale et de la Chine
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une redéfinition des enjeux politiques et stratégiques au Proche et Moyen Orient, au Caucase, en Méditerranée et dans le Golfe, vis-à-vis de l'Iran, de la Turquie et d’Israël.
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Au niveau strictement militaire, l'émergence de conflits « hybrides » et l'utilisation intensive de la cyber-guerre.
Le danger majeur pour l'Europe et l'Occident (Europe + USA) demeure un condominium ouvert sino-russe sur l'Eurasie et l'hypothèque à long terme d'une suprématie chinoise dans un monde où le règne du droit et de l'ordre, ne pourra plus être assuré par des États instables ou déstabilisés et où des conflits diffus et endémiques et des formes chaotiques de changement, caractérisés par « le gel » de confrontations, rendent nécessaires une intelligibilité stratégique et une architecture de sécurité (OTAN, OSCE, OTCS, OCS) globale et crédible, autrement dit, un ordre politique gérable et multipolaire.
LES « REGLES DU JEU » DU MONDE MODERNE
Remettant en cause les fondements du leadership américain et son mode de gestion de la politique mondiale, le président Poutine, que la pensée occidentale a présenté souvent comme « l'homme que vous aimeriez haïr », se déclara déçu par l'attitude de l'UE et par son rejet d'entamer un dialogue avec la Russie et s'est inspiré d'une vision Westphalienne des relations internationales. Poutine a lancé un défi aux États-Unis, dont la stratégie est la résultante de l'impérialisme thalassocratique classique des puissances insulaires (Grande-Bretagne et USA), en ses deux variantes géopolitiques, celle du « containement », continental (Mackinder, Kennan) et péninsulaire (Spykman, Dulles).
A cette plaidoirie, son Ministre des Affaires Étrangères, Sergeï Lavrov a fait remarquer qu'un désordre mondial croissant et une politique de sanctions qui défie les principes de l'économie de marché, demeurent l'expression de la volonté délibérée d'isoler la Russie.
Cette volonté s'exprimerait sous forme de diktats et d'impératifs qui reconfigurent les souvenirs d'un « néo-féodalisme » international allant jusqu’à prétendre un changement de régime politique en Russie. Il s'agirait là d'une forme d'ingérence grossière dans les affaires intérieures d'un État souverain à considérer comme totalement contraire aux principes de base du droit international public.
Par ailleurs, il s'agit d'éviter que le monde sombre dans une condition inexorable de chaos et devienne l'otage d'un univers sans règles au profit d'une conception schmittienne de la politique, comme « désignation de l'ennemi». Or la politique de « l'ennemi », désignée cyniquement par l'Occident, est bien celle qui a cours en Ukraine et qui est susceptible de provoquer une escalade du conflit et une aggravation de la relation Est-Ouest. Ainsi le retour à une coopération ouverte entre États souverains constitue la réponse de la Russie à sa réintégration sur la scène des puissances qui comptent.
REVISIONNISME ET ANTI-REVISIONNISME
Vue de Moscou, la menace d'un désordre mondial croissant provient de la politique de l'Occident qui a encouragé la montée de conflits ethniques, religieux et sociaux. Ce désordre exige le rétablissement d' un minimum d' ordre.
L'insistance de Poutine sur la coopération entre États Souverains appliquant toutes les mêmes règles du droit international et respectant les traditions historiques et culturelles de chaque nation provient du constat selon lequel ces traditions et ce droit sont le produit d'une évolution lente, qui interdit de forcer l'histoire comme le prétendit le socialisme, en détruisant les acquis et les personnalités des peuples. Poutine fustige les théories et les doctrines, ayant voulu forger « l'homme nouveau », communiste ou fasciste et aujourd’hui « l'homme cosmopolite » au nom de l'abstraction des droits de l'homme, et qui ont opprimé politiquement l'homme réel !
Sa revalorisation des conceptions philosophiques d'une autre modernité, celles des Anti-Lumières, Burcke, Herdez, de Bonald, de Maistre et plus proche de nous F. Hayeck, propose un dialogue géopolitique concret et ouvert entre l'Eurasie (Russie, Biélorussie, Kazakhstan) et l'Europe de l'Ouest, par la création d'un espace de coopération de Lisbonne à Vladivostok.
En effet, l'adoption des thèses de Z. Brzezinski par l'Occident, consistant à couper la Russie de son environnement immédiat, à commencer par l'Ukraine, constitue une « prétention fatale » d'Hégémon, visant à le « légitimer » à prendre pied durablement en Eurasie. Prétention exorbitante pour la démocratie impériale des États-Unis elle-même, car elle se fait au détriment du premier principe du réalisme, la prudence, et au détriment également de la notion du « bien commun » de la nation américaine. Cette prétention est en revanche aux services de grandes oligarchies contemporaines, financières et militaro-industrielles.
Ainsi au nom du symbole de Saint-Gorges terrassant le dragon, Poutine revient sur la tradition spirituelle qui a relié et a exalté la continuité de traditions de Rome à Constantinople et qui à fait de Moscou « la Troisième Rome », dans la mythologie et eschatologie de la littérature russe puis soviétique, des XIXe et XXe siècle.
Ainsi la recherche d'une clé de lecture du monde de demain visant à s'affranchir du cadre des relations internationales issues de la fin de la guerre froide : remise en cause des frontières, remise en question des institutions internationales, remise en question du droit, de la géopolitique, des traités et des alliances, préfiguration d'une « révolution systémique » à la Strausz-Hupé, menaces d'utilisation de la force pour renverser l'ordre établit et appel à une « mobilisation générale » en faveur d'un camp ou de l'autre, cette immense accumulation du « potentiel d'affrontement », diplomates, militaires, think-thanks, médias, intellectuels et opinions, fait apparaître ce rassemblement comme l'épreuve générale d'un conflit, limité pour l'heure au seul cadre de débat, celui du Club international de Valdaï, institué en 2004. Le Forum international de Valdaï s'est affirmé en onze ans comme un rendez-vous obligé des élites intellectuelles russes et internationales. Les experts et politiciens de plus de 25 pays y ont passé au crible les transformations intervenues dans le système international.
Au chevet du monde de demain se forgent les nouveaux concepts et les diagnostiques qui définissent les causes lointaines et les thérapies actuelles des maux de la planète, dont un aréopage des docteurs de la loi scrute les transformations profondes. Ces transformations, par leur ampleur, ont toujours été accompagnées par une guerre et par des conflits à l'échelle mondiale, du moins des chaînes de conflit locaux intenses. Le conflit ukrainien est ainsi paradigmatique pour la nouvelle phase des relations mondiales. Ce conflit bloque l'OSCE, l'Organisme issu de la guerre froide et d'Helsinki pour maintenir le dialogue et la coopération entre Ouest et Est.
Au sujet des maux de notre temps, un des conférenciers occidentaux invité à Valdaï, Yvan Blot, professeur de sciences politiques et membre de l'Académie Catholique de Paris, a identifié les quatre grandes causes du désordre mondial actuelles les repérant dans :
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l'irresponsabilité croissante des États dont l'endettement et la titrisation, partis des USA a atteint des niveaux exceptionnels et représente la causalité financière originelle de la crise ;
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l'interventionnisme militaire déréglé des États-Unis en dehors des principes retenus par les institutions de sécurité collective ;
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l'augmentation des budgets militaires dans le monde en est l'expression majeure, avec 40 % des dépenses militaires mondiales des USA ;
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la croissance démographique et le déracinement des populations, représentés par des migrations incontrôlées qui sont causes d'insécurité, de criminalité et de trafic illicites ;
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les causalités spirituelles et civilisationnelles qui constituent les raisons les plus profondes et les plus durables du malaise contemporain, car, conjuguées aux grands déterminismes démographiques, affectent la prétendue libération des instincts et l'instrumentalisation des normes morales de la tradition, par l'adoption aveugle du concept abstrait d'égalité. Ceci suscite une réaction des radicalismes religieux qui investit les conquêtes séculaires de la cohabitation civile et indique la culpabilité historique de l'Occident dans le manque de responsabilité et de courage de ses classes dirigeantes.
C'est un nouveau « Grand Débat » qui concerne tout à la fois l'Orient et l'Occident, la recherche d'une morale universelle et ses limites.
Il s'agit d'un débat qui transcende la figure du Président russe et qui touche à la perspective historique, en particulier celle sur laquelle s' est bâtie l' utopie de l'UE.
La perspective d'une coopération en Europe confiée à l'OSCE semble confrontée, selon les occidentaux, au blocage de Moscou.
En effet, après une année d'affrontements, des sanctions qui commencent à produire leurs effets sur l'économie russe et une baisse des coûts du pétrole, à quoi s'ajoute la fuite vertigineuse des capitaux pour 125 milliards de dollars depuis le 1er janvier 2014, l'impasse, dans la recherche d'une issue de crise est totale, car, à propos de l'avenir de l'Ukraine, persiste une incompatibilité radicale d'objectifs quant à un éventuel règlement négocié.
En effet, selon Camille Grand, directeur de la Fondation pour la Recherche Stratégique, « La Russie voudrait faire de l'Ukraine un État satellisé, à défaut d'un pays morcelé et ruiné ».
Dans cette disparité d'intentions et d'intérêts et dans un monde qui est à la fois prédateur et terroriste, hobbesien et chaotique, toute politique européenne se doit d'être à la fois globale et multi-civilisationnelle, hétérogène et semi-universelle, coopérative et conflictuelle, prête en permanence à l'affrontement et à la guerre de tous contre tous. Ce sont-là les contraintes de la conjoncture et celles, existentielles, de la vie historique.
(Présenté le 27 novembre 2014 à la Conférence
"Les rapports Union Européenne / Russie : questions économiques, stratégiques et énergétiques" à l'Université de Lyon III)
Bruxelles, le 3 janvier 2015