LES DYNAMIQUES DU SYSTÈME MULTIPOLAIRE ENTRE RECONFIGURATION DES ALLIANCES ET ENJEUX DISRUPTIFS

L'EUROPE EN QUÊTE D'UN AVENIR
Auteur: 
Irnerio SEMINATORE
Date de publication: 
31/3/2019

Autonomie stratégique européenne et équilibres multipolaires

A l'approche du renouvellement de leurs élites politiques en mai 2019, les dirigeants européens seront ils en mesure de passer de la revendication "d'autonomie stratégique" vis à vis des États-Unis (Macron, Merkel), au début de sa mise en œuvre opérationnelle?

Parviendront ils à se doter d'une capacité diplomatique constructive, d'atténuation des tensions géopolitiques du système multipolaire?

Et sur la base de quels principes et de quelle vision du monde?

Ces tensions, qui secouent les Pays baltes et l'Europe de l'Est (Ukraine), le Caucase (Géorgie), le Maghreb et l'Afrique sub-saharienne, le Proche et Moyen Orient( Syrie, Liban, Israël, Iran, Turquie), le Golfe (Arabie Saoudite, Yemen, Monarchies sunnites et pays chiites), l'Amérique du Sud et du Nord, la mer de Chine méridionale et l'extrême Orient, forcent les occidentaux à une reconfiguration des alliances militaires, qui lient entr'eux les acteurs essentiels du système (États-Unis, Russie et Chine) et conseillent de dissocier leurs alliances des enjeux disruptifs qui gangrènent de conflits , des régions très vastes de la planète.

Si les équilibres de sécurité entre acteurs majeurs du système résultent des alliances globales et visent à contre-balancer les coalitions adverses et à s'assurer de la stabilité du tout, l'étendue planétaire du système implique la coexistence d'un équilibre général des forces entre pôles reconnus et de multiples équilibres régionaux entre sous-systèmes dissemblables, où se définissent concrètement les relations de rivalités ou d'antagonisme entre les actants locaux.

Pôles et sous systèmes engendrent ainsi des relations complexes et hybrides, tant au plan militaire que civilisationnel et conceptuel et contribuent à donner des réponses partielles à la quête de règlements négociés, d'où dépendent les relations entre l'Europe et l'Amérique et celles de l'Europe avec le reste du monde.

Les rapports de force militaires et la synthèse diplomatique souhaitable

Le but d'empécher un affrontement entre les pôles majeurs du système mondial, exigerait que l'Europe, dépourvue d'unité, de cohésion et de leadership, s'implique dans une nouvelle syntèse des relations diplomatiques, économiques et militaires et conjure les menaces les plus graves, concernant leurs répercussions sur le théâtre européen.

Or, si les lignes de démarcation entre les pôles étaient définies, à l'époque de la bipolarité, par la rigidité des équilibres stratégiques (équilibre dissuasif ou équilibre de la terreur), le facteur militaire, qui avait été relégué au second plan après l'effondrement de l'Union Soviétique, redevient aujourd'hui la principale définition des rapports entre les pôles dans le système international de l'âge planétaire, en pleine transformation (dénonciation du traité INF et START, prolifération des armes nucléaires utilisables-Iran, Corée du Nord - doctrines de subversion et d'intimidation violentes).

Réacquièrent en effet de la plus haute importance les considérations géopolitiques et historiques, en y joutant les dimensions numérique, informatique et spatiale, sans sous-estimer les défis,venant d'acteurs sub-étatiques et exotiques et de philosophies éversives (Djihad, terrorisme islamique).

Les partenariats, les formes variables de coopération et du "Soft Power", les interprétations discordantes de la légitimité et l’ambiguïté de la démarcation intérieur/extérieur, ainsi que la pratique étendue de la diplomatie multilatérale, rentrent dans la définition de l'équilibre actuel des forces et pèsent dans le calcul global de la puissance, activant les dilemmes du risque et l'art de gouverner, bref, l'impact conjoint des opinions et de la volonté politique.

C'est de cette nouvelle synthèse diplomatique que peut être allégée , par une souplesse accrue, la rigidité des blocs et peut être atténué le poids de la hiérarchie de puissance, favorisant les capacités de manœuvre ainsi que l'hardiesse des grands desseins stratégiques, au premier rang desquels, l'ambition hégémonique.

Leadership, intégration hiérarchique et déclin hégémonique

La discontinuité entre les deux dynamiques superposées, du mondialisme et du régionalisme, entraîne un changement dans la gestion des intérêts des grandes puissances, favorisant la manœuvre de certains acteurs au détriment d'autres, par le jeu des contre-poids et par le rôle de l'équilibrateur (ex. la Russie en Syrie et en Ukraïne et les États-Unis et la Chine en Corée).

La question qui se pose lorsqu’on passe d'un sous-système régional au système global, est que les dilemmes des choix sont d'ordre civilisationnel et historique, et qu'ils conditionnent les alliances et l'appartenance au camp de l'acteur qui porte le leadership de l'univers planétaire.
Cette question est essentielle, car elle transcende l'option de la politique immédiate et peut comporter le déplacement des allégeances qui feront basculer demain le monde

Le choix d'appartenance implique un soutien, sur les théâtres extérieurs , des identités en conflit et des issues recherchées, et exige une pondération calculée sur l'espérance de gain politico-stratégique, le rapport coût/efficacité, la durée de l'engagement et les problèmes de la stabilité ou de la stabilisation à long terme (ex. Irak, Afghanistan, Syrie).

Le silence de l'Europe à l'égard de ces questionnements est par ailleurs préjudiciable à son camp d'appartenance (le camp occidental) et défavorable au désamorçage des conflits et à la logique de ses propres intérêts fondamentaux.

L'Europe peut elle offrir au monde plus de sécurité et plus de liberté ou ne navigue-t-elle pas en eaux inconnues?

Morton Kaplan, qui avait décrit, dans les années 1970, les règles de comportement des États et les conditions qui peuvent rendre instable le système de l'équilibre dans la transition du système bipolaire au système multipolaire, a affirmé, parmi ses recommandations, que dans un système à cinq pôles (USA, Europe, Russie, Japon, Chine), le rôle de l'équilibrateur (ou du balancier), a une fonction d'intégration fonctionnelle des ressources (USA versus Otan); un rôle qui fut déjà bien compris par Bismark dans sa fonction "d'honnête courtier".

Or, chaque pôle, fondé sur le principe de l'intégration hiérarchique, comporte une fixité relative des adhésions, ce qui peut constituer une menace pour les acteurs isolés et non membres du bloc (la Serbie au sein des Balkans occidentaux ou l'Ukraine et la Géorgie, considérés comme des pays tampons ou sujets à influence).

Par ailleurs l'intégration hiérarchique comporte souvent un sous-système politique commun, démocratique ou autocratique, qui renforce la stabilité du bloc et lui accorde une élasticité fonctionnelle dans les domaines de la protection et de la solidarité (soutien de l'UE à Porochenko dans les négociations de Minsk 1 et 2, de l'Otan dans l'équipement de l'armée ukrainienne et de Soros dans les opérations de déstabilisation des "migrants" et de"régimes change").

Union Européenne et Alliance Atlantique.

Deux sous-systèmes concurrents?

Dans le système européen de l'Ouest, successif à la deuxième guerre mondiale, l'Europe a perdu son autonomie stratégique et depuis les années cinquante sa stabilité a été assurée par deux sous-systèmes concurrents, civil (l'Union européenne en ses divers formats et dénominations) et militaire (l'Otan).

La stabilité socio-économique a été surveillée par l'intérêt individuel de la "main invisible" d'Adam Smith et par l'empire des normes d'influence allemande, pendant que la structure de protection et de tutelle sécuritaire a été assuré par les États-Unis d'Amérique.

La fonction d'intégration hiérarchique, désormais duale, trouvait sa parfaite concordance à l'époque de la bipolarité, dans l'opposition , sur le continent, de deux principes de légitimité et d'allégeance, le libéralisme démocratique et le totalitarisme communiste et elle s'exprimait, hors d'Europe et grâce à l'Otan, par un équilibre précaire et global des forces, étendu à un monde pluri-polaire en formation.

Cette même fonction a été assurée de manière élastique et réversible au sein de l'Union Européenne (ex. sortie volontaire de la Norvège et du Royaume Uni), et de manière subalterne et unanimiste au sein de l'Otan.

La distinction entre la pratique de l 'interdépendance (ou de la négociation multilatérale) et celle du multipolarisme (ou de la logique de système et de l'affrontement éventuel) a joué contre les pressions contraignantes de l'intégration et a conduit à un processus de délégitimation et de désagrégation de l'Union Européenne aux issues imprévisibles (ex. Brexit et tensions euro-atlantiques).

Les dynamiques du système de la multipolarité

D'une manière générale les dynamiques du système de la multipolarité, par rapport au système bipolaire sont signalées :

- par une transformation des règles du jeu (alliances)

- par un accroissement du nombre des acteurs essentiels (leaders de bloc) et une redistribution de la puissance

- par une confirmation du rôle de l’État

- par les modalités et les contenus de leurs relations réciproques (interdépendance de leurs sous-systèmes politiques et des organisations intermédiaires de la société civile)

- retour du révisionnisme territorial (limitation des frontières)

- par une multiplication des crises et faillies d’États et par des conflits asymétriques

Elles ont valorisé l'importance des leaders de bloc par la multiplication des sommets de négociation bilatérales, au détriment des instances de débat multilatérales (ONU, UE, G7), inefficaces, politiquement orientées et en crise d'autorité.

Le grand tournant de la politique mondiale, de l'idéalisme au réalisme

Au tout début de la décennie en cours et au niveau doctrinal est entrée en crise, après les cuisantes déceptions de l'expérience du XXème siècle, la théorie idéaliste de la politique internationale, d’ascendance Wilsonienne, justifiant ainsi le retour à la matrice hobbesienne des relations entre puissances souveraines, jadis dominante.

Dans les palimpsestes des illusions et des échecs répétés nous dénombrons la liste des grands principes de ce courant de pensée et notamment:

l'harmonie naturelle des intérêts et le paradigme de l'équilibre entre l'offre et la demande, garantissant la liberté des marchés et la démocratie des régimes représentatifs

- la diplomatie ouverte et le droit des peuples à disposer d'eux mêmes

- la paix par le droit, ou la codification des règles de la coopération internationale (ONU)

- la réforme des égoïsmes étatiques par la négociation

- les garanties et reconnaissance des minorités dans des cadres étatiques fédéraux

- la perspective de la "gouvernance universelle", comme tendance de fond de l'humanité, dans un monde pacifié et post-historique, dans lequel la vision a dépassé la réalité.

Aux yeux de la perspective réaliste en revanche, les Nations Unies ne constituent en rien une forme de gouvernance mondiale, douée du pouvoir de légiférer et de faire exécuter ses délibérations, car elles contribuent de façon marginale et souvent partisane à la stabilité du système (Pacte de Marrakech sur les migrations).

Stabilité qui est assurée bien davantage par le principe d'équilibre des forces, que par des déclarations et proclamations d'intentions.

L'acteur et le système

Le réalisme politique et conservateur de nos jours n'est plus celui du XIXème et du début du XXème siècle, signalé par l’État-puissance de Rickert, Meinecke et Ranke ou, au delà de l'Atlantique, celui de H.Morgenthau, où les cabinets et les chancelleries diplomatiques n'avaient pas de limites dans leurs libertés d'action, mais celui d'un système international, englobant et complexe, qui accorde un rôle, un rang et des marges de manœuvres différentes, aux opinions et à l'action des dirigeants, au sein d'une morphologie des pouvoirs, contraignante et multipolaire.

Ainsi, le passage de la bipolarité au multipolarisme exprime la capacité des acteurs essentiels de diversifier leur action de contrôle et de maintenir séparées les différentes régions du monde, interdisant à une crise locale de devenir générale et totale.

En effet la cohérence de la "compétition entre pôles, qui s'organise en fonction du conflit" (R.Aron), assigne à l'Europe un rôle qui ne peut être seulement militaire. Ce rôle requiert de la part de l'Europe la conception politique et proactive d'une diplomatie de partenariat ou de synthèse stratégique, pouvant apporter de la souplesse aux alliances eurasiennes et une intégration politique de la Russie dans l'architecture européenne de sécurité.

C'est pourquoi le retour du Léviathan dans la compétition purement militaire entre pôles de puissance impose une autre idée de l'Europe et une véritable Weltanschauung de celle-ci autour des notions d'identité, de survie et de civilisation, exigeant le soutien des peuples.

A cet égard, la triple dynamique de la conjoncture actuelle, de fragmentation,de polarisation et de confrontation, doit se traduire en une reconfiguration des alliances militaires et des équilibres mondiaux, face aux risques du triangle stratégique "Chine-États-Unis-Russie" (ou G3) et au duel du siècle entre les États-Unis et la Chine.

Pour ce faire, cette reconfiguration et révision d'ensemble doivent distinguer clairement entre les vulnérabilités des nations du continent et les enjeux disruptifs des théâtres extérieurs, où les conflits peuvent attiser une guerre régionale ou globale de haute intensité.

C'est également la raison pour laquelle l'expérience récente de la mondialisation (1980-2019) et celle des formes d'intégration régionales remettent à l'ordre du jour les principes d'indépendance et de souveraineté, au cœur de la dialectique entre l'acteur et le système, dans l'analyse des relations de paix et de guerre entre les nations; le moment dans lequel, avec le Brexit et les insurrections françaises, les débuts de réforme de l'Union, devenue étrangère aux peuples d'Europe, marqueront le début de sa fin.

 

Bruxelles, le 31 mars 2019