LE SYSTÈME INTERNATIONAL ACTUEL, DU GLOBALISME À LA MULTIPOLARITÉ

Auteur: 
Irnerio SEMINATORE
Date de publication: 
17/11/2019

Système et conjoncture

Le système international actuel, qui inclut le système interétatique, la société mondiale et la globalisation des économies, se caractérise par une triple dynamique, de fragmentation, de polarisation et de confrontation et cette dernière se traduit en une reconfiguration des alliances militaires, face aux risques de conflit entre la Chine, les États-Unis et la Russie, confrontés au piège de Thucydide (G.Allison).

Ces risques appartiennent à l’ordre historique et instaurent une politique ambivalente, de rivalité-partenariat et antagonisme. Il s’agit d’une politique qui a pour enjeu le contrôle de l’Eurasie et de l’espace océanique indo-pacifique, articulant les deux stratégies complémentaires du Hearthland (1) et du Rimland.(2).
Les rivalités, qui secouent aujourd’hui plusieurs régions du monde, ont forcé l’Est et l’Ouest à resserrer leurs alliances militaires et à s’interroger sur un nouveau projet de sécurité en Europe, de stabilité stratégique et d’unité  de l’espace européen.

Cependant, toute tentative de définir un ordre régional quelconque ne peut être conçue que dans la perspective d’un ordre global et dans la recherche de formes d’équilibre et de stabilité à caractère planétaire.

C’est par référence à la triangulation géopolitique et stratégique de la Russie, des États-Unis et de la Chine, et en subordre, de l’Europe, de l’Inde et du Japon que doit être comprise la liberté de manœuvre des puissances régionales au Moyen-Orient, au Golfe et en Iran et c’est là que se situe l’une des clés de la stratégie générale des grandes puissances.

Le système et ses niveaux de pouvoir

Du point de vue analytique, le système international superpose plusieurs niveaux de pouvoir :

− les pôles de puissances classiques, pluricentriques et virtuellement conflictuels (Amérique, Europe, Russie, Chine, Inde…)

− un bipolarisme global dissimulé, fondé sur un condominium à caractère asymétrique (États-Unis et Chine)

− trois grandes zones d’influence, inspirées par trois aires de civilisation, constituées par l’Europe, les États-Unis et l’Empire du Milieu.

Dans ce contexte, la grande scène du monde abritera une multitude de stratégies, qui seront universelles pour les Nations unies, économiques pour les institutions de Bretton Woods, sécuritaires et militaires par le système des alliances régionales (Otan).

La singularité géopolitique des États-Unis, la grande île du monde, est qu’elle sera forcée  de se normaliser dans l’immense étendue de l’Eurasie, centre de gravité de l’Histoire.

L’Amérique deviendra-t-elle un pôle de puissance parmi d’autres, disputé, mais toujours dominant ?

Mouvements stratégiques et antinomies d’alliances en Eurasie

Dans tout système international, le déclin de l’acteur hégémonique se signale par un resserrement des alliances militaires. Ce moment se présente comme une antinomie d’options entre les puissances  conservatrices (ou du « statu quo ») et les puissances perturbatrices (révisionnistes ou insatisfaites).
Se départagent ainsi aujourd’hui les deux stratégies des acteurs majeurs de la scène mondiale, une stratégie défensive, de stabilisation et de vigilance active pour l’Ouest et une stratégie offensive, de subversion et de remise en cause de la hiérarchie de puissance, pour l’Est.

Ainsi, dans la conjoncture actuelle, deux mouvements stratégiques rivaux s’esquissent au niveau planétaire :

– l’alliance sino-russe, assurant l’autonomie stratégique du Hearthland, en cas de conflit et promouvant, en temps de paix, la coopération intercontinentale en matière de grandes infrastructures, (projet OBOR /One Belt, One Road/, avec la participation d’environ 70 pays)

– la stratégie du « containement » des puissances continentales par les puissances maritimes du « Rimland » (Amérique, Japon, Australie, Inde, Europe etc.), comme ceinture péninsulaire extérieure à l’Eurasie.

Rappelons que les deux camps sont en rivalité déclarée et leurs buts stratégiques opposés.

En effet, le couple sino-russe est défini « concurrent stratégique », ou « concurrent systémique » (notamment par l’UE) et refuse de se soumettre à l’ordre international issu de la Deuxième Guerre mondiale et dessiné par les États-Unis

Le système multipolaire. Un  « concert mondial des nations » ou une « gouvernance globale renforcée » ?

La caractéristique fondamentale du système multipolaire n’est pas celle de s’asseoir sur une mondialisation, comme « gouvernance mondiale renforcée », complétant le système des États -Nations par des institutions multilatérales  (Onu, FMI,G7, ou G20), dans le but de favoriser leur intégration dans un jeu coopératif mondial, mais d’identifier les intérêts essentiels des acteurs principaux, dont les objectifs sont virtuellement conflictuels.
Ainsi le but n’est pas de cerner des équilibres, fondés sur les concepts d’échanges et de coopération, mais de prévoir les ruptures stratégiques, sous la surface de la stabilisation apparente.

De l’Europe à l’Eurasie. Un changement dans les paradigmes géopolitiques

Ainsi la  fin de la bipolarité, avec l’effondrement de l’empire soviétique, a engendré une source de tensions, entre les efforts centrifuges mis en œuvre par les États de proximité, « les étrangers proches », visant à s’affranchir  du  centre impérial et la réaction contraire de Moscou, pour reprendre son autorité à la périphérie, par une série d’alliances enveloppantes. (OTSC, OCS )

La Russie et l’ensemble des nations d’Asie centrale jusqu’aux pays du Golfe, du Moyen-Orient et du Maghreb manquent de leaders ayant fait l’expérience de la démocratie et l’Union européenne n’a pas conceptualisé une limite stratégique globale entre l’Atlantique et l’Asie centrale, passant par la bordure de la Méditerranée et remontant le plateau turc et le Caucase, pour parvenir au pivot des terres, le Heartland, dans un but d’influence et de maîtrise des tensions.

C’est l’Alliance atlantique qui a vocation à opérer la soudure de l’intérêt géopolitique de l’Ouest, dans cette immense étendue entre l’Amérique et l’Europe.

Le « déclin d’Hégémon ». Alternance hégémonique ou « révolution systémique » ?

La question qui émerge du débat sur le rôle des États- Unis, dans la conjoncture actuelle est de savoir si la « stabilité hégémonique » (R.Gilpin), qui a été assurée pendant soixante-dix ans par l’Amérique, est en train de disparaître, entraînant le déclin d’Hégémon et de la civilisation occidentale, ou si nous sommes confrontés à une alternance hégémonique et à un monde post-impérial.

L’interrogation qui s’accompagne de celle-ci est également centrale et peut être formulée ainsi : « Quelle forme prendra-t-elle, cette transition ? »

La forme, déjà connue, d’une série de conflits en chaîne, selon le modèle de Raymond Aron, calqué sur le XXe siècle, ou la forme d’un changement d’ensemble de la civilisation, de l’idée de société et de la figure de l’homme, selon le modèle des « révolutions systémiques », de Stausz-Hupé, scandées par quatre grandes conjonctures révolutionnaires, embrassant l’univers des relations socio-politiques du monde occidental et couvrant les grandes aires de civilisations connues.

Chacun de vous comprendra qu’il s’agit là de notre propre question, celle de notre temps et de notre forum.

À qui appartiendra le futur ? L’espace planétaire, la démocratie et les États-Nations

Dans le cadre d’un environnement interdépendant progresseront les nations qui ont été façonnées sous forme d’États-Nations et d’États-Civilisations. En effet, ces nations disposent de configurations durables, car elles ont pu se prévaloir d’une base de stabilité politique, traditionnelle ou moderne, et d’une cohérence géographique et environnementale qui a permis leurs affirmations au cours de l’histoire et qui leur permet aujourd’hui d’assurer leur survie.

Au plan philosophique et stratégique, la nouvelle approche du processus historique sera systémique, pluraliste et complexe, antithétique de la méthode dialectique et universalisante de l’hégélianisme occidental.

Aujourd’hui les dessous de l’Histoire font apparaître les déceptions amères d’une crise de légitimité des démocraties, des conceptions de l’État de droit et des droits universels, coupables d’avoir dissocié l’intime relation entre l’universel et le particulier au profit de concepts et de visions du monde sans transcendance, ouvrant la voie à la révolte de la tradition et du passé, comme formes d’historicité authentiques.

L’élargissement du « modèle démocratique » apparaîtra ainsi, en son abstraction, comme l’expression d’une vision utopique de l’Histoire et se heurtera à une interprétation messianique du monde historique.

Dans cette analogie, la tradition et les sociétés traditionnelles témoignent de l’expression d’autres formes d’ « historicité », indifférentes à l’idée de rationalisme, de doute et de « démocratie », sauf pour les couches intellectuelles cosmopolites, libertaires et non organiques, exclues des offices publics.

L’interprétation de la démocratie comme « modèle » est également la négation de l’évolution des régimes politiques selon leur propre loi, ou selon leur propre individualité historique, qui est en Europe souverainiste ou stato-nationale.

Si le « modèle démocratique » devait prendre partout racine, cela correspondrait au triomphe de la « cité céleste» sur la « cité terrestre» de Saint Augustin, ce qui, dans les relations internationales, représenterait la victoire de l’angélisme sur les deux monstres bibliques du cahos primitif, Léviathan et Béhémoth, révoltés contre le créateur.

Irnerio Seminatore

Bruxelles le 11 septembre 2019

(1) Heartland , « le pivot géographique de l’histoire » , 1904 , Halford MacKinder
(2) Rimland , la bordure maritime de l’Eurasie , ou « inner crescent » , concept géostratégique de Nicholas Johan Spykman.

Texte conçu en vue de sa présentation au « IIIe Forum de Chisinau » des 20 et 21 Septembre 2019