Mark Rutte, le perturbateur implacable
Mark Rutte a dominé le Sommet de Bruxelles, mais a violé le Traité de Westphalie. Il a créé une coalition minoritaire intransigeante et il a soumis la majorité des Princes-Présidents au chantage d'une souveraineté de circonstance, la sienne! Il a enfreint la loi du rapport des forces et il a fait voter des ajustements compensatoires, qui ont donné le parfum illusoire d'une victoire tactique. Dans ce combat d'opposition, il a bouleversé l'équilibre d'ensemble et il a gagné contre tous, suscitant la défiance de tous contre tous.
Or, le Traité de Westphalie, qui avait fondé la paix en Europe sur le principe de l'équilibre, érigé en axiome systémique, intégra le constat historique que toute rupture de l'équilibre susciterait une coalition inverse, destinée à le rétablir. Une perspective de peu de confort pour l'Union Européenne. Cependant Mark Rutte, l'homme du bras de fer des négociations, s'était prévalu de l'appui de la doctrine rigoriste de Saint Augustin, la doctrine de la foi dans la vertu de la parcimonie. D'un coup le restant du débat était devenu caduc et vicié. En effet, Rutte avait déjà montré, en 2015-17, comme Premier Ministre des Pays-Bas, au service de la couronne et par le biais d'une coalition à sa botte et d'une administration qui ne dépendait que de lui, que toute politique de réduction des dépenses et des déficits publics, par un culte exigent de la morale et de la discipline, avait mis ses concitoyens à l'abri de l'endettement et du gaspillage. Tout au long du sommet, Rutte a eu pour atout la rigueur, jusqu’à en devenir l'esclave, de telle sorte que l'intérêt de la Hollande et des "frugaux", lui a servi de modèle de conduite et d'efficacité pour le redressement de l'Union européenne. Ce faisant il ne s'est pas satisfait d'une idéologie, mais d'un principe quasi religieux, dans la gestion des biens publiques. Sa dureté lui est apparue de nature inviolable, comme expression réconfortante de la grâce de Dieu. Se positionnant à contre-courant du projet d'Europe de Macron, il a repoussé les solutions "ambitieuses" d'une Europe plus fédérale ou d'une intégration plus poussée. Priorité donc aux règles budgétaires et à l'achèvement de l'union bancaire, mais surtout opposition à la mutualisation des dettes! Dès lors, deux voies étaient à adopter par les autres États-membres, celle des rigoristes, réformés et réformateurs, qui ont bénéficié de la doctrine chrétienne de la frugalité, et celle des césaro-papistes fondée sur les abus laxistes et réitérés des Princes-Présidents, qui ont confondu les milliards avec les dettes.
Mme Merkel, au nom de la présidence tournante de l'Union, au lieu de se poser en arbitre entre les deux équilibres, interne et extérieur, comme acteur prédominant dans le continent, a trahi le camp de l’orthodoxie et a donné carte blanche à Macron, coupable de transgressions budgétaires, en lui accordant une liberté de manœuvre politique au Proche et Moyen Orient, en Libye, au Maghreb et en Afrique centrale et ce, dans le but d'affaiblir la France face aux conflits et litiges avec d'autres acteurs et intérêts géopolitiques.(Turquie, États-Unis, Russie). Ce fut une manière de satisfaire au goût de Macron de se pavoiser pour la gloire de la République.
Le couple franco-allemand est ainsi apparu plus déséquilibré et son leadership fracturé. Sous la concorde apparente de l'Union, couve désormais un ressentiment profond et une méfiance instinctive pour les tensions et les disputes d'un Sommet, à la théâtralité médiatique, qui a fait allusion, comme chantage présumé, à la violation de l’État de droit. En réalité, la Chancelière, avec le visage impassible des reines plus sanguinaires d'Angleterre, s'est contentée de faire régner l'ordre sur les équilibres et l'unité sur les divisions.
En elle même l'Union européenne n'a pas réussi, encore une fois, à faire taire ses pulsions centrifuges, sous l'aile de son despotisme centraliste et à les transcender sous forme de coopération active, puisque le pluralisme politique est devenu la caractéristique permanente du continent depuis la chute de l'empire romain d'Occident. Cette tendance à la désagrégation a été identifiée au reprochable magistère de Rutte, "Défensor Fidei" du courant augustinien, au nom d'un fondement tranchant, l'esprit de réforme. Grand, élégant, d'allure olympienne et diplomate inflexible sous un visage attentif et souriant, il a représenté la menace principale pour la survie de l'Union, déjà mise à rude épreuve par le Bréxit. Il a su en tirer prestige et crainte, en raison de la froideur de son cœur.
Or, comment restaurer un consensus entre les "trois fléaux" de l'Union, fille dévoyée des Lumières, les fondamentalistes du Nord, les welfaristes du Sud et les souverainistes de l'Est? Et comment créer une vision commune à partir de cultures, de fois laïcisées et d'expériences historiques dissemblables?
Comment restaurer une légitimité ébranlée?
La critique rigoriste, qui a insisté sur la relation entre l'orthodoxie établie et le salut de la "civitas mundi", risque fort de ne pas surmonter les barrières entre les différentes doctrines et de détruire la conception d'un ordre européen fondé sur la norme et sur les traités constituants.
Ainsi, la période qui s'ouvre et à laquelle la postérité donnera le nom de Sommet d’exception sur la pandémie mondiale, portera la diatribe européenne à son point de tension extrême, qui, à défaut de refléter des convictions morales communes, pourrait ouvrir une autre guerre des trente ans. En effet ce type de guerre imposerait de choisir sa propre religion, entre unité des valeurs et avantages stratégiques. C'est là que la nouvelle ligne de partage entre européens, affichera sur les portails des cathédrales le principe de la Paix d'Augsbourg de 1555 "Cuius regio, eius religio"! ("Tel Prince, telle religion").
Et ce principe incarnerait à la perfection le nouvel esprit des temps.
Bruxelles 27 juillet 2020